Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 25

— Inutile de forcer l'allure, dit Teuf, nous serions en avance aux écluses. Tant vaut nous mettre à l'ancre. Et de la sorte nous pourrons manger un morceau.
Il donne de la barre, et L'Aigrette fait tête au flot. J'attends que la yole au bout de sa remorque ait achevé de défiler le long de notre bord, qu'elle se soit établie dans notre sillage, et je fais filer la chaîne. Bientôt Teuf coupe les gaz. Quelle joie de retrouver les bruits de la rivière, d'entendre sa voix ! De loin en loin nous parviennent les cris des mouettes, les appels d'oiseaux en chasse dans la roselière.
— Pourquoi ne pêcherions-nous pas, fait-il ?
Je connais la manœuvre, je cours libérer la drosse. L'un des bras s'ouvre comme une aile et se pose sur l'eau. Je fais de même pour l'autre, et nous voilà en pêche. L'Aigrette est accrochée au fond, c'est la rivière qui passe dessous et qui gonfle les haveneaux. Il y a un bon courant de mi-marée, l'eau chante sous la coque. Les mouettes attirées par l'aubaine tournent autour du bateau et manifestent leur impatience.
— Tu dois avoir faim, fait Teuf en tirant un cageot de dessous le tillac ? Et il le pose entre nous.

Je meurs de faim, la salive me vient à la bouche. Il y a là une tourte de pain gris qui laisse voir sa mie solide ; un morceau de salé cuit dans la marmite et des légumes fricassés à la poêle ; des fromageons de chèvres et une barquette de pêches. Sacré Teuf ! Il n'a pas perdu le nord. Même tiré du lit pour me courir sus, il n'a pas bâclé le dîner. Dans un cornet en papier journal, il a jeté quelques feuilles de roquette, cette petite salade que Grand-père laissait prospérer dans les sentes du potager et qui se ressème. Et il y a joint des fines herbes prises au vol dans nos plates-bandes. Le larcin n'échappera pas à la vigilance de Grand-mère. Gare aux éclats de voix à l'arrivée !

En riant je prends un bol dans la cabine, y verse un filet de vinaigre, une pincée de sel et notre ciboulette finement ciselée. Puis j'y joins une louche d'œufs d'alose que Teuf me tend. Voilà une vraie salade de pêcheur !

La boisson est au frais dans un seau : pour moi de l'eau qui pétille, et pour lui une demie de Médoc. Tiens-donc ! Il a vite appris le pays, ce Teuf.
— Bois-tu ? fait-il en sortant deux timbales.
Supposé que je fasse celui qui ne goûte pas le vin, comment est-ce que nous trinquerions ? Comprenant mon silence, il emplit les timbales : pour lui un bon peu, pour moi un fond. L'honneur est sauf, pardi ! Et le déjeuner scelle notre alliance de la manière la plus simple comme cela s'est fait depuis la nuit des temps. Je pense à Grand-père qui n'est plus et qui pourtant est assis là entre nous. Je bois la première gorgée de vin pour lui. Cette libation lui chauffera l'âme, cela vaut bien une messe. En tout cas je la sens couler dans mes veines, cette gorgée. Ou peut-être est-ce sa joie que je sens ?

Exaltés par ce vin, derechef nous évoquons l'histoire de nos lignées, notre seul bien. Cette mémoire retrouvée ravive nos forces, nous rend foi en l'avenir. Et plus elle s'enfonce dans le passé, plus elle se fond dans le mythe, dans la légende de la rivière : elle nous fait fils du fleuve. Nous sommes, l'un comme l'autre, des enfants de ce peuple d'estuaire, appelés à en perpétuer l'identité. Une crainte hélas me saisit : les ultimes témoins de la rivière s'effacent, déjà nous ne sommes plus qu'une poignée. Toute une civilisation menace de sombrer dans l'oubli. Leur propre legs, beaucoup hélas le méconnaissent et le refusent. Combien, comme Maman et comme l'oncle Paul, préfèrent quitter le pays ? Il est temps de nous ressaisir, et pour moi d'engager le combat. Je pense à la maison dans l'île, au passé qu'il me faudra sonder, à notre commun destin, caché là comme une clé pour l'ère nouvelle, comme une initiation pour accompagner la mutation du fleuve. J'y pense et j'en renouvelle le serment : j'irai dans l'île.

Un cri que pousse Teuf me tire de mes pensées. Il s'alarme : le flot se ralentit, nous risquons de manquer l'heure des écluses. Sans attendre nous remontons l'un des haveneaux. Jusqu'au dernier moment, le filet semble vide. Puis quand il n'en reste plus qu'une poche sous la surface, la drisse se fait plus lourde. Pendant que j'achève de hisser au palan, Teuf croche la poche et la vire sur le pont. Les mouettes, devenues plus nombreuse, semblent prises de frénésie. Le fond du filet est empli de vie. Teuf dénoue le lacet : la pêche se vide dans nos jambes : des crevettes, des éperlans, des petites anguilles, des lamproyons. Nous commençons de trier cette pulpe vivante. Dans la masse des crevettes, les éperlans crépitent comme des grains d'argent ; les lamproyons grivelés rampent sous cette gelée, collent leur ventouse au pont ; les anguilles, comme des éclats d'ardoise, battent le pavois. Teuf du bout de la botte les repousse vers moi, je les attrape et les lance dans le vivier. Il a bien vu que j'avais la main à tout cela. C'est indéniable, je connais L'Aigrette sur le bout des doigts. Et la rivière !
— Et n'oublie pas, répète-t-il, sitôt rentré tu viens pêcher avec moi !
— Je viendrai, lui dis-je.
— Ah tu me fais plaisir, Lucas.
— Mais il me faut d'abord trouver ma mère.
— Tu la trouveras, fait-il. Je suis même certain qu'elle reviendra au pays.
— Alors oui je viendrai pêcher. Je vous indiquerai les coins où se tient le poisson sur notre rive. Et puis à l'automne, je retournerai au collège. Si je veux entrer au Lycée de la Mer, il ne faut pas que je perde de temps dans mes études.

Tout en parlant, j'ai commencé à lever l'autre haveneau. Il grouille de la même vie. Quand nous le vidons, j'y découvre un petit esturgeon.
— Mets le dans le panier, dit-il, c'est délicieux.
— Non, il faut le laisser vivre, c'est un esturgeon européen. L'espèce est menacée. Si nous persistons à la pêcher, il n'y aura bientôt plus d'esturgeons dans l'estuaire.
Son cuir est raide comme de la corne. Je caresse ses barbillons, je passe une main sous sa hure, l'autre sous son ventre, et le porte à la rivière. Et nous le regardons disparaître dans la profondeur.
— Tu fais un drôle de gars, dit-il. Tu réussiras, tu as la rivière pour toi.

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lexique et notes

Drosse (nom féminin) : Cordage de manoeuvre pour lever ou haler une charge.         retour au texte

Tillac (nom masculin) : Partie pontée à la proue et à la poupe de certains petits bateaux. Ici, le chalutier étant entièrement ponté, il s'agit plutôt d'une superstructure située à la poupe entre les pavois.         retour au texte

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