Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 3

Le Principal du collège préfère les élèves qui travaillent en classe. Néanmoins il m'apprécie : « Lucas est un enfant qui a une certaine maturité, a-t-il noté sur mon carnet, il sait déjà ce qu'il veut faire plus tard. Il a des capacités, je suis certain qu'il réussirait s'il s'en donnait la peine. » Bon, et après ? « Tâche de tenir le coup, me répète-t-il, jusqu'à ce que tu puisses entrer au Lycée de la Mer. Là tu retrouveras goût aux études. Tu verras qu'un pêcheur de nos jours a besoin de faire sa comptabilité, de lire des notices techniques, de déchiffrer les règlements, d'avoir des notions de sciences naturelles pour comprendre le milieu estuarien. » Le Principal n'a pas tort, j'en conviens. Le lycée de la Mer se trouve à Gujan-Mestras, sur le bassin d'Arcachon. Mais le lycée, c'est loin encore. Il faut compter deux ans. Et pour peu que je redouble...

Oui j'en conviens, je me vois déjà travailler sur l'estuaire. Je pêcherai certes, comme Grand-père, comme mes ancêtres. Pêcher cependant n'est pas tout. Notre petit peuple a une tâche autrement capitale : veiller sur la rivière. C'est une chose d'évoquer sa valeur, sa fragilité ; c'en est une autre de vivre auprès d'elle. Les élus ne cessent de bâtir des projets de développement pour notre estuaire, de voter des lois toujours plus restrictives. Mais pour donner chair à ces projets, pour surveiller le poisson, la qualité de l'eau, qui d'autre que nous ? Les gens nous prennent pour des irresponsables, des prédateurs dont il faudrait limiter la nuisance, des indésirables. Mais oui ! J'exagère à peine. Pour un peu ils feraient de l'estuaire un musée, une rivière morte. Je reconnais que certains pêcheurs abusent mais c'est à nous d'y mettre bon ordre. De toute façon, il n'y a que nous, les gens de la rivière, qui soyons assez proches d'elle pour la protéger sans la tuer. La rivière, nous en faisons partie. Nous y vivons et croyez-moi, c'est rude !

Ces choses bien sûr, l'enfant d'alors n'aurait su les formuler telles quelles, il les ressentait pourtant. D'ailleurs ce qu'aujourd'hui nous pensons tous, ce que ressassent élus et journalistes, tout cela était en germe dans nos têtes. Mais quoi ? Il fallait vivre au jour le jour ; les soucis primaient, et pour longtemps encore, ces considérations.

Un matin comme les autres, tandis que nous menons L'Aigrette sur son lan de pêche, Grand-père me confie un secret : il tient cachée une arme à bord. Et levant le plancher, il me la montre. C'est un poignard. Son manche de bronze est garni de liège, sa lame est crantée. C'est une arme de scaphandrier, un poignard de grande taille conçu pour être manié avec des gants épais, et tenu d'une main ferme. Sa lame est d'un acier puissant car le pied-lourd doit pouvoir trancher sans délai un filin qui l'entrave, sa vie en dépend. Et d'où vient-il, ce poignard ? Eh bien je vous le donne en mille : c'est le poignard de l'oncle Maurice, l'oncle maternel de Grand-père. Le bonhomme renflouait les épaves de l'estuaire à l'issue de la Seconde Guerre Mondiale. Je le sais : son casque orne notre salon, une sphère en cuivre martelé, percée de quatre hublots. J'ignorais toutefois que l'oncle Maurice nous eût légué son poignard. Dans l'album de famille certes, on le voit harnaché, le poignard au mollet. Bref, l'arme est retrouvée, du coup nous voilà parés !

L'estuaire, c'est un monde à part. Le vieux fonds de sauvagerie n'est jamais loin, on en vient vite aux armes. Et sur l'eau, il n'est personne pour vous prêter main forte ! Grand-père est pacifique, il n'a jamais dégainé, que je sache, sauf pour dégager son hélice. L'oncle Maurice quant à lui, est mort au fond de la rivière, écrasé sous une épave. Le casque du salon garde les traces de ce malheur : la tôle est déchirée à hauteur de la tempe. Pauvre homme ! N'empêche, ses plombs servent encore, ils lestent les fonds de L'Aigrette. Ainsi une part de lui navigue sur ce fleuve qu'il aura servi jusqu'au bout. Quel équipage nous formons !

En juillet nous partons en yole pêcher le maigre sur le Banc des Marguerites, près de la rive charentaise. C'est moi qui colle l'oreille contre la coque pour écouter le poisson râler. Par instant je crois entendre comme des rôts, comme une palombe qui se rengorge : c'est le mâle qui grogne. Les maigres viennent d'Afrique pour se reproduire. Ils mettent plusieurs mois pour faire le voyage. Et quelques jours après, les voilà repartis. Certains sont plus gros que moi. C'est étonnant cette vie du fleuve!

La maison au bord de l'estey, notre maison, appartenait aux parents de Grand-père. Lui, tout gamin, il souffrait déjà de son fichu caractère. Il s'entendait mal avec son père. À seize ans, n'y tenant plus, il a claqué la porte. Et le voilà, bon vent mal vent, à cabaner sur une yole de rien du tout avec laquelle pour finir il est monté à Bordeaux. C'est comme manutentionnaire qu'il a gagné son pain, sur les bassins de Bacalan, à emplir de sel les morutiers, toute la semaine sur le planchon, sac à l'épaule. Des années il a trimé, des années avant d'acheter L'Aigrette. Tout son salaire il le mettait de côté, il avait dans l'idée de monter sa pêcherie. C'est alors qu'il a rencontré Grand-mère, serveuse comme sa sœur dans l'auberge familiale aux Chartrons. J'ai vu des photos, ah elle était belle femme, Grand-mère, fine comme elles le sont à la ville. Quant à Grand-père, c'était sans conteste le plus beau gars du port. Alors il l'épouse pardi ! Et tout naturellement ils élisent domicile à bord de L'Aigrette. De là à rentrer au pays, il n'y a qu'un pas.

C'est à bord qu'est née Maman, en plein hiver. Cette année-là l'estey avait gelé. Grand-père avait installé un poêle dans le carré. La fumée sortait par le mât d'acier qui tient les bras de pêche. Ah j'aurais voulu voir cela ! À l'arrière, dans une barrique, il avait arrangé sa fumerie. Le poisson, il le boucanait. Une poignée de sciure dans une boîte de conserve trouée, bien tassée, en ménageant un puits d'air au centre, et hop ! Pour fumer une anguille, une boîte suffit. Mais attention, il faut savoir choisir son bois. La sciure de pin goudronne, le poisson prend un goût âcre ; mieux vaut celle du frêne. Grand-père tirait son bois du fleuve comme tout le monde ici. Les bûches allaient dans le poêle, la sciure à la fumerie. C'était la belle vie somme toute. Un bateau à l'ancienne, avec une coque en chêne, pardi, même l'hiver c'est confortable.

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lexique et notes

Lan (nom masculin) : Trait de chalut, et par extension espace libre d'obstacles sur lequel le pêcheur fait courir son filet. De nos jours en Gironde, le filet, lorsqu'il qu'il dérive au fil du courant, parcourt un lan de mille à trois mille mètres.   retour au texte

Pied-lourd : Surnom donné aux scaphandriers, par allusion aux semelles de plomb dont il sont équipés.   retour au texte

Cabaner : Retourner une barque, la poser quille en l'air ; par extension mettre à sec une barque, la remiser . Ici, dormir comme dans une cabane sous cette barque retournée, voire laissée à l'endroit mais couverte d'une bâche.   retour au texte

Planchon (nom masculin) : Dans le langage des dockers, ce terme désigne la planche qui servait de passerelle rudimentaire et sur laquelle ils couraient, le sac de sel sur l'épaule, du matin au soir.   retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde