Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 15

Les jours se font plus longs, plus doux. Quel plaisir de rester à la fenêtre jusqu'au crépuscule à regarder le fleuve entrer dans la nuit et les bouées du chenal s'allumer ! Cette année pourtant les hirondelles ne lancent pas leurs cris en pirouettant dans les hauts jusqu'à l'ultime clarté : Teuf a détruit leurs nids ! Soi-disant qu'elles faisaient des saletés dans la pêcherie. Je l'ai vu brandir l'aviron et battre la charpente. Les œufs se sont écrasés à ses pieds. Quel bougre !

Cette année — Grand-père en aurait éprouvé une vraie joie — les canards siffleurs nous ont rendu visite. Venant d'Ibérie, leurs bandes font escale sur les vasières qui bordent l'estey. La nuit, de ma fenêtre dont j'entrebâille le volet, je les observe : ils s'infiltrent sur la prairie pour brouter le trèfle. Dès que j'entends leur "huî-ouu" flûté glisser du côté de nos carrés de laitues, je frappe du doigt le volet, c'est alors un crépitement d'ailes, les dos blancs des malards font une giboulée de flocons sous la lune. Quelques jours plus tard, les voilà repartis, pressés d'aller nicher dans les tourbières d'Irlande ou les toundras arctiques. Le siffleur est plus menu, plus ramassé que notre colvert auquel d'ailleurs il ne se mêle pas. Le mâle se distingue par sa tête rousse comme un oignon, tachée de jaune au front. Quand les derniers siffleurs nous quittent, sentant à je ne sais quel vent que plus au nord la bruyère perce la neige, chez nous les iris dévoilent leurs boutons, un autre printemps commence.

Un printemps de malheur, hélas ! Jusqu'à la nuit Teuf s'active dans la pêcherie. J'ignore s'il a réglé la vente ou s'il prend possession des lieux de force. Je préfère m'éloigner, je vais pêcher au bout du peyrat. Un filet à crevettes, c'est tout ce qu'il me reste. Assis sur les talons, je regarde la rivière qui coule tantôt vers le large, tantôt vers Bordeaux poussée par la marée. Ce soir j'ai vu passer L'Aigrette menée par Teuf. À quoi bon parlementer, lui demander de m'emmener pêcher ? Il m'a fait comprendre qu'il ne souhaite pas m'avoir dans les jambes. Il me l'a répété. Je le crois capable du pire. La nuit la colère gronde en moi. Le matin je n'ai guère le cœur à déjeuner. Jetant un croûton dans ma poche, je me retire dans notre chêne. Souvent le bus repart sans moi. Le Principal ne va pas tarder à écrire à Grand-mère. Les choses vont se gâter, je m'en fiche !

Sur la place du village il y a une cabine téléphonique. C'est de là que j'ai appelé l'oncle Paul. C'est lui qui a décroché. Ma mère n'était pas auprès de lui. La voix de mon oncle était morne. Sa maladie l'assombrit, le pauvre. J'étais intimidé, cherchant mes mots pour prendre des nouvelles de sa santé, et si pressé surtout de lui parler de Maman : dis-lui, ai-je soupiré, que depuis son départ tout ici semble mort. Reviendra-t-elle bientôt ? Il le faut, car moi je ne trouve plus goût à rien. Embrasse Maman pour moi, ai-je conclu. Comme j'aimerais qu'elle m'embrasse aussi ! Comme j'aimerais entendre sa voix ! — je n'ai pas insisté...

L'oncle Paul approuve-t-il la conduite de ma mère ? Certes il n'a pas un cœur de pierre, il sait me marquer de l'affection quand il veut, il sent ma peine, mais quoi ? Il a tiré un trait sur le passé. Il ne tient pas à ce que nous réapparaissions dans sa vie, il préfère garder ses mystères, quand bien même devrait-il lutter seul contre la maladie. J'ai entendu Maman dire qu'il vit avec un ami. Au fond je ne lui en veux pas de nous avoir abandonnés. Il a choisi d'être heureux là-bas quand au pays c'était impossible. J'ai coupé court à la conversation, j'ai raccroché.

Et s'il lui prenait de dire à Grand-mère que je lui ai téléphoné ? J'en doute. Certes elle ne pense qu'à lui. Elle aimerait, je crois, se rapprocher. Elle aimerait retourner à Bordeaux, retrouver la maison paternelle où vit sa sœur : cela explique sa hâte à liquider la pêcherie. Je doute pourtant que l'oncle Paul lui téléphone, redoutant qu'elle n'y voie une invite. Il prise trop l'exclusive de sa sœur, leur complicité tout juste reconquise y succomberait. Et du coup l'absence de Maman contraint Grand-mère à rester ici pour s'occuper de moi. Ce qu'il faudrait, c'est convaincre ma mère de rentrer au pays et qu'ensemble nous y préparions le retour de l'oncle Paul : ses soins médicaux ne le retiendront pas toujours à Bordeaux.

Puisque Grand-mère refuse de prendre ma peine au sérieux, puisqu'elle ne veut rien entreprendre pour rétablir la situation, c'est moi qui agirai. J'en suis certain, si je parviens à gagner Bordeaux, je saurai retrouver Maman. J'ignore encore comment je m'y prendrai, mais je sais que je la retrouverai. Et une fois que je l'aurai retrouvée, je saurai la convaincre de revenir au pays. Reste à savoir comment gagner Bordeaux. Prendre la route, que ce soit par le bus ou en auto-stop, me paraît peu judicieux. On me reconnaîtra, on me questionnera, on alertera Grand-mère ; tandis que je veux garder les mains libres, mener mon projet comme je l'entends. La seule manière de rester maître de mes mouvements, c'est de prendre le fleuve, de monter à l'aviron. Et je sais quelle embarcation je prendrai pardi ! Je suis certain que Grand-père m'aurait approuvé : lui au moins m'aurait compris et aidé. N'est-ce pas lui d'ailleurs qui m'a appris à mener la yole ? N'est-ce pas lui qui a taillé mes avirons ?
— Avec ces avirons, tu peux aller au bout du monde, disait-il. Quand ils seront devenus courts pour toi, je t'en taillerai d'autres — si je suis encore de ce monde, avait-il ajouté tout bas.
Et Grand-mère l'avait rabroué de dire des sottises.

Oui, je m'en souviens, cela se passait devant la cheminée. Grand-mère faisait sauter les crêpes, le feu pétillait sous la poêle, Maman tournait la pâte dans la jatte. Et pour l'anniversaire précédent, pour mes douze ans il m'avait fabriqué une truble, un filet à crevettes, avec de la maille réglementaire qu'il avait ramenée de chez Larrieu à Bordeaux — je me répète, j'en ai besoin. Ai-je précisé que Maman y avait joint, pour engranger mes prises, une bourriche équipée de sa bandoulière, une vannerie qu'elle avait tressée avec des scions de notre osier ?
— Mon petit homme, avait-elle ajouté malicieuse et soudain heureuse, te voilà équipé, tu peux monter ta pêcherie, moi je viendrai t'aider, sois en certain !

Aurait-elle oublié sa parole ? Quoi qu'il en soit, Grand-mère ne cédera pas, elle ne tient pas à ce que je fréquente la rivière. Déjà du vivant de Grand-père elle ne cessait de se plaindre. Las de ses jérémiades, et craignant qu'elle ne la confisque, j'avais remisé ma truble dans la pêcherie, puis je me suis ravisé : bien m'en a pris de la cacher sous mon lit, faute de quoi elle eût été vendue avec les outils de Grand-père. Cette truble sauvée du désastre, il me faut l'emporter ! À supposer qu'il me faille allonger mon périple, me cacher dans les îles, je dois pouvoir me nourrir de ma pêche. Et la bourriche d'osier, je la prendrai de même, pour rappeler sa parole à Maman. Elle reviendra ma mère, la pêcherie renaîtra, et nous renaîtrons tous. Oui, pour monter à Bordeaux je passerai par la rivière : je la connais, j'y puiserai des forces, là je me sens protégé. Et puis ce n'est pas seulement moi qui rappellerai Maman, c'est aussi la rivière, et avec elle tout le pays. Ma décision est prise, j'ai hâte maintenant de mettre mon projet à exécution.

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lexique et notes

Malard (nom masculin) : Terme qu'utilisent les chasseurs pour désigner le canard mâle.    retour au texte

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