Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 18

Les échos de notre parade seraient-ils parvenus aux métairies ? Ou l'odeur des chevaux ? Là-bas des ombres glissent dans la roselière, des glapissements se répondent. Sur la rive une meute de chiens errants s'attroupe, s'excitant de la voix, poussant des hurlements sauvages. À peine se jettent-ils dans la rivière que les chevaux terrifiés se débandent, refluent vers l'île. Mais les chiens, portés par le premier jusant, sont sur eux avant qu'ils aient pu reprendre pied. Dans l'eau, les chevaux sont démunis : ils ne peuvent compter ni sur leur rapidité, ni sur leurs terribles ruades. Près de moi un molosse mord au cou un jeune mâle, s'apprête à l'égorger. La victime aux abois, lance la tête en arrière, roule des yeux exorbités, hennit de terreur, traîne le molosse. La meute sanguinaire se rue à la curée. Je sens monter la rage en moi. Excitant mon coursier à grands cris, le retenant de se cabrer, le tenant fermement dans la ligne, je le pousse jusqu'à la victime, me porte sur le chien, lui plonge la tête sous l'eau. Suffoqué il desserre les mâchoires, lâche prise. Déjà les autres chiens sont sur nous, mais trop tard : la victime a repris pied. En trois coups de reins elle s'arrache à la vase, gagne d'un bond la berge, et s'enlève dans un galop fou.

Craignant que leur proie leur échappe, les chiens pris d'un accès de fureur redoublent de férocité. Mais la harde maintenant sur son territoire se regroupe et fait front. Ce combat, c'est celui de l'île tout entière, c'est le mien. Ce combat, c'est celui du fleuve, c'est celui des nôtres. Ce combat j'y mettrai mon cœur et nous le gagnerons, foi de Lucas. Un des molosses s'élance en grondant. Au moment qu'il s'apprête à sauter sur les reins d'un jeune mâle, une ruade l'envoie rouler. J'entends ses os craquer. Rompant leur charge, les autres chiens se dirigent vers le gros de la harde. L'étalon a déjà donné l'alerte, il regroupe les juments, pas assez vite toutefois pour empêcher que les molosses n'isolent une mère et son petit. Pendant que deux d'entre eux la repoussent, les autres encerclent le poulain. Il est perdu !

Agrippé à la crinière de mon cheval, je tente de le lancer au galop. Je lui frappe les flancs, le bourre de coups. Il grogne, retrousse les babines. Je glisse à terre avant qu'il me morde, échappe ne sais comment à ses sabots. Il me traîne, je le saisis aux naseaux, lui frappe la tête, tandis que se dégageant à grand renfort de ruades, il m'envoie bouler sur un chien : ses dents claquent dans le vide, ses griffes font voler l'herbe à deux doigts de ma tête. Je roule sous le poulain, qui tremble piqué sur ses pattes maigres, l'œil écarquillé, le col arqué.

Un second molosse fonce à son tour, la gueule ouverte. L'étalon d'un bond lui coupe la route : frappé d'une ruade en pleine course, il retombe disloqué. Ses râles sont couverts par les hennissements. À l'instant qu'un troisième molosse s'élance, je me relève, m'apprête à le braver, quand une paire de sabots le cueille. Il déguerpit en glapissant. Usant de ruses, l'étalon le rabat sur la harde des jeunes mâles : avant qu'il ait atteint le fleuve il est piétiné. Les molosses se regroupent pour livrer un dernier assaut. Alors prenant du champ pour charger, la harde s'élance en un furieux galop. Bousculés, acculés au fleuve, les molosses se trouvent bientôt en piteuse posture, les moins rapides sont piétinés. À bout de souffle les survivants battent en retraite. Terrifiés, la queue basse, ils détalent, se jettent à l'eau et disparaissent dans la nuit.

Le tumulte s'est apaisé. Mêlant leurs hennissements de victoire, les chevaux font cercle autour du poulain : ses yeux sont fous, des frissons le secouent. La robe souillée de boue, le garrot tailladé, la mère lèche son petit. Enfiévré, les jambes raidies, il se serre contre son flanc, se blottit sous elle. Ce poulain malhabile sur ses pattes grêles, il grandira, il deviendra étalon, foi de Lucas, il marchera un jour à la tête de la harde. Et moi je prendrai ma place sur le fleuve. Tous nous assumerons notre destin, le fleuve en sera grandi.

L'étalon écume de rage, il va martelant le sol d'une victime à l'autre, piétine leurs carcasses, renâcle, lance des ruades, urine sur leurs dépouilles. Je suis fourbu, couvert de boue, gras du suint des chevaux. Autant retourner me laver. Je m'abandonne à la rivière. Que l'eau me paraît tiède ! Le poulain me rejoint. J'entoure son cou de mes deux bras, nous nageons. Sur la berge, là-bas, l'étalon scrute la nuit d'où pourrait surgir un nouvel assaillant, prêt à le déchirer à coup de dents. La rivière semble pourtant retournée à son silence, ne serait, vers l'aval, lointain, un ronronnement, quelque pêcheur matinal sans doute. Je vois l'étalon piaffer en manière de défi, la terre tremble sous ses sabots.

Ces îles de nature, ces lieux comblés de vie, gardons-les tels, l'esprit de notre estuaire l'exige, ne les traitons pas en simples réserves, ce sont des sanctuaires. Chevaux sauvages, oies, saumons venus du fond du nord, de la source des temps, hommes du fleuve, peuple qui clame l'instinct de vie : que vienne à disparaître un seul d'entre eux, homme ou bête, les racines du monde en seraient mutilées. La vie qui a trouvé refuge sur le fleuve et ses îles, nous pêcheurs, les premiers nous en participons, ces élans, nous les portons en nous.

Sur la berge, l'étalon persiste à montrer des signes de nervosité, répondant par des ruades aux glapissements des chiens en déroute. Les fuyards à pleines pattes labourent le courant, plus fort à présent. Le bruit de moteur s'est rapproché. Ne serait-ce pas celui de L'Aigrette ? Notre Jean-La-Poisse serait-il de retour ? Si j'étais resté plus longtemps au ponton ou si j'avais pris le parti de remonter le bras mort, il n'aurait pas manqué de me trouver. Son projecteur fouille chaque recoin de la roselière. Quoi qu'il fasse cependant, il ne pourra pas refouler plus avant, on ne verra bientôt plus qu'un filet d'eau dans le bras mort, un ru entre deux joues de vase.

Teuf est sur nous, le voilà, son projecteur balaye la prairie. Pas têtu notre ami ! Non, pas du tout ! Je n'ai que le temps de plonger sous un osier, déjà le pinceau lumineux étrille les buissons, fauche le marais, et pour finir fuit sur la rivière. Le nez dans l'herbe, plus mort qu'une souche, je l'écoute réduire les gaz, est-ce la rivière qu'il injurie ? Écartant les osiers, je l'aperçois dans la lumière du projecteur. Deux flammes trouent la nuit. Terrifiés par les détonations, les chevaux éclatent au galop. Agenouillé à la proue, Teuf recharge, épaule et tire encore. Les plombs fouettent l'eau, la rumeur se répercute, mêlée de glapissements. Quel sauvage ! Je ne le savais pas armé. Les chiens ont pris une volée de plomb. L'Aigrette sur sa lancée est allée s'échouer. Sous le choc le projecteur se décroche de son support et se brise. Profitant de l'aubaine, je m'élance jusqu'à un aubier dont le tronc me protègera s'il vient à l'idée de ce fou de mitrailler encore. Là, couché dans l'herbe, longtemps j'écouterai Teuf jouer du moteur pour se dégager. Enfin je l'entendrai s'éloigner. Dommage qu'il ne soit pas resté planté dans la vase : les garde-chasses seraient sans faute venus le cueillir. J'en rêve ! Cela m'aurait chauffé le cœur et m'aurait laissé les coudées franches. Quel acharné ! Du train dont il va, les réservoirs de L'Aigrette doivent s'alléger, il lui faudra aller faire le plein de gazole à Pauillac. C'est toujours autant de temps de gagné pour moi !

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