Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 16

Le ciel est resté rose un long moment, puis la nuit s'est installée, claire et douce. Grand-mère dort, j'entends sa respiration régulière. Hardi, c'est le moment mon vieux Lucas ! Hardi pourtant je ne l'étais guère. Je me revois prendre une dernière goulée d'air et tremblant descendre l'escalier sur la pointe des pieds. Enfin j'ouvre la porte : dehors tout est calme. Dans la caravane de Teuf la chandelle est soufflée : le bougre doit dormir à poings fermés. C'est parfait. Il ne mettra pas le nez dehors avant le jour. Je serai loin...

Pour l'heure le fleuve se fond dans l'obscurité, noir sur noir, piqué d'étoiles. J'ai consulté l'annuaire des marées : la lune ne se lèvera guère avant minuit, une demi-lune. Quand elle culminera, l'aube commencera de poindre, ce sera le plain d'eau. Où serai-je parvenu ? Si je n'ai pas atteint Bordeaux il me faudra mouiller le grappin pour ne pas revenir avec le descendant... Je me revois hésiter, scruter le ciel, puis pour finir marcher vers la yole qui m'attend au bout du môle, à demi posée sur la vase — notre yole ! Teuf croit en être quitte avec son pauvre cadenas. L'innocent ! Il l'a trouvé dans la remise, et moi bien sûr je n'ai eu qu'à prendre dans le buffet le double de la clé.

Voilà les prémices du montant : j'empoigne dans les roseaux les avirons que j'y avais cachés, mon filet à crevettes et quelques vivres serrés dans ma bourriche. Le temps de filer l'amarre, je me dégage en faisant gîter. Le canot glisse. En deux coups d'avirons je gagne l'eau libre où le premier flot m'emporte. Enfin parti ! Mon cœur bat à rompre. Prudence Lucas, il s'agit de ménager ton souffle. Efforce-toi de nager à petits coups. Le chemin risque d'être long !

Ce matin, je suis allé dire au revoir à notre chêne. Qui sait quand je pourrai de nouveau y grimper ? Cette décision que j'ai prise — gagner Bordeaux à l'aviron — n'est pas une mince affaire. Aurais-je su la prendre sans écouter longuement notre chêne chanter dans le vent. Lui et moi, nous l'avons prise ensemble en quelque sorte. Je me tenais serré contre la maîtresse branche, le vent nous balançait. Le temps semblait s'être arrêté. J'étais dans un temps autre, mes ancêtres en cercle autour de moi. C'est tous ensemble que nous l'avons prise cette décision. Pour finir je suis monté à la cime pour admirer le fleuve et le conjurer de m'aider. Calé dans l'enfourchure, j'ai contemplé l'immense coulée d'eau qui joint les deux horizons. Vers Bordeaux le ciel était embrumé. Puis — j'en avais trop envie — j'ai grimpé jusqu'à l'aire des milans. Elle a servi cette année encore, j'y ai trouvé des débris de coques d'un bel ivoire terni de brun ; y restaient, collés par la fiente, des duvets que la mère s'arrache du poitrail. Les aiglons ne s'attardent pas au nid, il leur faut atteindre leur envergure et rassembler leurs forces pour la migration de fin août.

Le souvenir de notre chêne me donne du cœur pour souquer sur les avirons. C'est que minuit approche. La lune s'apprête à se lever. Son aurore découpe les crêtes du Blayais. Derrière moi les lumières du village tremblent dans la brise qui coule du vignoble. Un oiseau de nuit croise ma route. Volant à plumer l'eau, il soupire une manière de gvi-houu très doux. C'est, je crois, une chevêche : elle va dans l'île se gaver de grosses sauterelles vertes qui l'été y abondent. Je suis à présent proche du chenal. Les bouées qui le balisent forment une double haie de feux clignotants verts ou rouges. Le courant y fait mousser l'eau, le fleuve frissonne, gargouille. Ses remous tantôt me déroutent, ou bien ses souffles subits, encore que trois coups de pelle suffisent à garder le cap, des coups secs pour éviter les embardées.

Comme il fait bon cette nuit tirer sur le bois, sentir dans l'obscurité le rythme des vagues, planter mes avirons sur leurs crêtes pour en cueillir l'élan ! Je ressens la puissance du fleuve, sa force me porte. Ma foulée va rapide, si rapide que j'entends chanter l'étrave. Les avirons volent, souples, équilibrés. Quel fin charpentier Grand-père, il savait faire danser le bois ! À chaque reprise je sens battre à mon poignet le bracelet d'herbes. Tenir Maman tout près, la sentir nager avec moi, quel réconfort ! La surface des eaux semble un poumon qui boit la nuit. J'y puise une ardeur qui brûle mes dernières craintes et m'emplit de vie. Elle me devance, elle chevauche la marée cette onde de vie qui bat en moi, elle gagne Bordeaux, enveloppe Maman dans son sommeil, lui insuffle ma foi. Oui, la vie de la rivière, pleine, sauvage, et moi de voler sur les eaux. Bordeaux j'y serai bientôt. Plume, poil, écaille, j'y suis déjà ! Grisé j'avance toujours plus vite : voici Pauillac, le Cours Pasteur, ses platanes qui semblent éclairés de l'intérieur par les réverbères, voici les néons du cinéma. Des ruelles qui montent du port me parviennent les relents d'une brasserie, les accents d'une rengaine. Le courant achève de se nouer, j'entends son batillage sur la courtine du port.

La lune s'élève. Sa lueur plaque sur la rivière la silhouette du grand vasard. Un feu de bivouac y brûle, sa fumée coule sur le fleuve, j'en traverse l'écharpe, odeurs des sèves brûlées, des viandes grillées. Bientôt les lumières de Pauillac baissent sur l'horizon, celles de Blaye montent derrière les îles. Il est une heure et demie. Le flot est au plus fort, il se maintiendra deux bonnes heures encore. Hardi Lucas !

Le fleuve est silencieux sauf un bruit de moteur vers l'aval, assez loin pour qu'il soit encore difficile de l'identifier. La brise en porte l'écho puis l'étouffe à nouveau. Ma pensée vole vers Maman. Songe-t-elle à moi ? Dort-elle ? Peut-être fait-elle la plonge dans une popote du port ? Peut-être pousse-t-elle la serpillière dans un hospice du quartier Saint-Michel... Maman, je ne saurais te voir qu'à la pêcherie, jetant l'anis et le laurier dans le bouillon des crevettes, en casquette de pêche, une chanson aux lèvres. Pourquoi es-tu partie ? Quel mal t'empêche de prendre ta place auprès de nous ? Ce maléfice, nous le vaincrons ! Chaque coup d'aviron me rapproche de toi. Vois-tu, je longe à présent ces deux crevettiers mouillés l'été sous Fort Médoc et dont tu m'as souvent parlé. Ils ressemblent à L'Aigrette : non pourtant, leurs lignes ne sont pas si puissantes. Pour toi ma yole glisse dans leur remous, pour toi ce coup de pelle plus appuyé pour la tenir en ligne. Vrai, quelle merveille cette yole ! Et il faudrait que je m'en défasse ? Cela n'a pas de sens.

Le bruit de moteur s'est rapproché. Je distingue à présent les feux du bateau : il longe le vasard et fouille les roseaux de son projecteur. C'est L'Aigrette, je la reconnais ! Teuf a donc découvert la disparition de la yole. Souffrirait-il d'insomnie, le bougre ou d'une manie de marin qui coupe sa nuit à l'heure du quart ? Pour le moment il ne peut m'apercevoir dans le trou d'ombre où je suis, mais il ne va pas manquer de venir par ici. Mon seul recours c'est d'aller me cacher à l'entrée du bras mort, dans les pontons qui prolongent la cale du bac. Plusieurs yoles y sont amarrées. Teuf ne viendra pas s'y frotter, il ne prendra pas le risque d'un abordage. Mon vieux Lucas, la poursuite commence plus tôt que prévue, la nuit promet d'être agitée.

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