Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 10

Depuis un mois qu'elle est partie, ma mère n'a pas écrit, elle ne téléphone pas. Grand-père en a pris son parti, il évite de poser des questions. Il s'applique à sa pêche, assidu malgré la maladie. Mais le cœur n'y est plus. Il a perdu sa belle égalité d'âme, les discussions tournent court. Et il s'est remis à fumer. Il ne m'invite plus sur L'Aigrette, je n'ai plus l'aubaine de sécher les cours. Je crois qu'il préfère être seul pour remâcher sa rancœur. Seul cependant, il se fatigue, le soir il rentre essoufflé. Après le souper il tire sa chaise sur le seuil, reste à regarder le fleuve. Il oublie de dormir, tout va de mal en pis. Tant vaut laisser passer l'orage. Moi, touché pourtant plus que lui, je me garde d'épancher ma peine ; tout au plus dis-je un mot qui rappelle l'absente :
— Et ces encoches ? demandé-je tandis que nous attendons le bus sous notre chêne.
Je fais l’âne, je sais bien que ce sont les marques de ma mère. Les encoches ne s'élèvent pas bien haut. Elle aussi a dû tôt se refuser au jeu. Comme le bus tarde, nous parlons d'autre chose.

Certains jours, je refais des promenades que nous avons faites, Maman et moi. Oh elles furent rares ces promenades ! C'était des jours où sa colère était tombée. C'est l'été, il fait chaud. Nous marchons, sa main tient la mienne. Les herbes des marais me fouettent les jambes, Maman chantonne et me laisse porter le sac. Je suis fatigué de marcher, je n'ose rien dire cependant de peur de rompre le charme. Je m'efforce, mais en vain ! L'avenir d'un coup m'apparaît noir, qu'est-ce à dire ? Pris de frayeur, Maman je serre ta main. Alors tu penches sur moi ton visage, ma peur s'envole, je ne sais plus que ton sourire, je me jette dans tes bras. À midi, nous déjeunons sur la digue. Maman cueille en contre-bas des herbes d'elle seule connues.
— Donne ton poignet, dit-elle.
Et elle y tresse les herbes en bracelet.
— Je les garderai au bras jusqu'au dernier jour des vacances.
— Gros bêta, fait-elle pour couper court ; et d'une voix de garçonne : Allons lancer des cailloux dans l'eau !
— Chiche ! C'est à qui lance le plus loin !

Le bracelet n'a pas quitté mon poignet. Bientôt c'est l'hiver, la pelouse est rase, les osiers nus. Je refais notre promenade, seul. Je regarde cet arbre, cette rivière, ces falaises lointaines. Je m'efforce d'inventer des papillons, d'entendre l'alouette, de porter un sac imaginaire, de sentir sa main autour de la mienne. Je l'installe auprès de moi par la pensée. Parvenu sur cette digue, je jette des cailloux dans le fleuve. À toi, maintenant ! dis-je. Et de jeter à sa place. — Oh ! fais-je, comme tu lances ! Mais le caillou suivant retombe à mes pieds, je pleure... j'ai failli tomber fou. Là, sur cette digue, j'ai senti monter en moi l'amertume et le désespoir. Il m'est venu l'idée que ma mère est devenue ma mère par révolte. Se rappelle-t-elle seulement qui est mon père ? Et plus je grandirai, plus elle me fuira, de peur que je la questionne. Et supposé que je ne questionne pas, mon silence lui serait plus lourd encore. Mais pourquoi cette révolte ? Est-ce par désespérance qu'elle est partie à Bordeaux ?

Je crois que Grand-père n'a pas été tendre avec elle. Il y a de la sauvagerie sur cette rivière, je le sais. Ma mère était une gamine sensible. Ici mieux vaut être taillé à la serpe. La vie d'un petit bout de chou à bord de L'Aigrette en hiver ne devait pas être facile, ni le tourment de grandir entourée de gens rudes, ni la perspective de vivre à jamais au bord de cet estey. Mais à qui eût-elle pu s'en ouvrir ? Elle s'est murée dans sa solitude. Maintenant encore, elle ignore que le pays commence à changer. Un vent neuf souffle sur le fleuve. Mais supposé que s'en aillent ceux qui sauraient porter ce germe de vie, qui donc assumera la mutation ?

Oui, la vie ici commence à perdre sa sauvagerie. Les aigrettes si frêles et si craintives qui avaient déserté la rivière, voilà qu'elles s'approchent à nouveau des humains. Les hérons reviennent en nombre nicher dans les marais et certains couples passent l'hiver chez nous. Même les cigognes sont revenues, qu'on voit dans les mattes piocher des rainettes. De tous ces oiseaux, c'est l'aigrette que je préfère. J'aime sa façon gracieuse de marcher dans les flaques, de chasser à l'espère les alevins au retour d'eau. Et cette robe d'un blanc qui reste immaculé malgré la vase. Maman me fait penser à une aigrette. Elle s'est enfuie, mais elle reviendra, je le sais. Elle a fui le pays doutant que sa vie puisse y prendre sens, alors même qu'elle n'en peut prendre qu'ici. Qui saura pourtant le lui dire ? Le pourrait seul un proche qui ait sa confiance, qui soit fort, sensible au demeurant, et qui sache. Moi, me croira-t-elle jamais ?

Je suis le fils à personne. C'est pour cela que je suis fils du fleuve, pour cela que j'en sais plus qu'on en peut savoir à mon âge. Les autres aussi sauraient s'il ne se trouvait chaque fois un adulte pour leur enlever confiance en ce savoir-là qui monte de la profondeur. Les adultes ont peur de la vie, ils ont peur du fleuve. Grand-père m'a raconté la légende de cette fée de l'estuaire qui vient tresser des bracelets d'herbes aux garçons qui traînent dans les marais. Ils deviennent taciturnes, perdent la tête et finissent par entrer dans le fleuve où elle les noie. Quant à moi, je suis fils du fleuve, je ne me laisserai pas noyer.

Grand-père, quant à lui, s'enfonce dans son silence. Porterait-il un bracelet d'herbes ? Plus probablement voit-il toutes sortes d'images remonter du passé pour lui gâter la vie. S'il regarde l'horizon, il se sent la gorge nouée. S'il baisse les yeux c'est pour plonger la main dans sa poche et prendre une cigarette. C'est dur. Je sais qu'il a monté de l'alcool à bord. Sur L'Aigrette il est chez lui, Grand-mère ne peut l'y surveiller. Les vies sur le fleuve sont dures, plus dures qu'à la vigne. Et ce n'est pas peu dire !

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