Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 17

Depuis combien de temps la quille gratte-t-elle le gravier ? J'ai dormi Dieu sait comment, blotti dans la yole, la tête sur les genoux. Le jour se lève, la brume couvre la rivière. Une maigre clarté noie la ramure des frênes. Des gouttes s'en détachent, frappent la vase. J'entends sous l'étouffade la corne d'un cargo, la pétarade d'un hors-bord, les cris d'une mouette. L'eau s'enfuit, elle continuera de descendre jusqu'à midi. J'ai faim, j'ai froid, mes habits sont gorgés de rosée. J'ai toutes les peines à recouvrer mes esprits.

Je tremble encore à la pensée du hennissement terrible qui tout à l'heure a déchiré la nuit... Ô frères farouches ! Mes frères sauvages ! Vienne à faiblir ma foi, c'est vous que j'invoque ! C'est toi, grand étalon veillant sur la harde, les naseaux dilatés, l'oreille aux aguets. S'il fut jamais nuit salutaire, c'est bien celle-ci, j'y aurai contracté un pacte brûlant avec la vie. Qu'il s'agisse du combat que je m'apprête à livrer ce matin-là, qu'il s'agisse des luttes que mène pour cette rivière l'homme que je suis devenu, mes frères sauvages jamais ne m'ont fait défaut. Sitôt que j'évoque leur mémoire, ils se dressent en moi, je sens l'appoint de leur vigueur. Le dis-je assez : si grelottant dans ma yole, seul, affamé, je parvins à me ressaisir, c'est grâce à eux.

Cette nuit-là, avant même que j'aie deviné leur présence, ils me gardaient, ils me soutenaient. Quand vers deux heures du matin Teuf à ma poursuite entre dans le bras mort, j'ai déjà coulé la yole. Quelques pierres suffisent à la maintenir au fond. Caché sous le platelage du ponton, le nez au ras de l'eau, je sens battre l'hélice de L'Aigrette, je vois son projecteur fouiller la rive par-dessus ma tête. Combien de fois Teuf est-il passé à me frôler ? Dieu merci sans me voir ! À la fin le bonhomme s'éloigne. J’ôte les pierres de la yole et la renfloue. Puis je reprends ma route, tantôt ramant de plus belle pour me réchauffer, tantôt suspendant la cadence pour scruter la nuit. C'est qu'il pourrait revenir, le bougre !

Trempé, couvert de vase, penaud, combien de fois ai-je serré à mon bras le bracelet d'herbes de Maman ? Mais cette nuit, plus je le serre, plus il me rappelle la couronne d'herbes livrée au fleuve pour les obsèques de Grand-père. À chaque instant je crois en deviner la chandelle : là-bas, dans le creux des vagues, la flamme vacille, semble s'éteindre, puis toujours reparaît... Je pense à Grand-père, à ses cendres dispersées sur le fleuve. Alors oui, vraiment je me suis senti seul. Alors j'ai commencé à endurer la fatigue. Par moment mes yeux se ferment, je dodeline de la tête. Je continue à tirer sur les bois, hélas le cœur n'y est plus. Au domaine de l'Île Verte un chien prend mon vent, se met à aboyer. Une fenêtre s'allume, puis s'éteint. Seul plus que jamais, je suis transi, j'ai mal aux fesses, les paumes me brûlent. Grand-père disait qu'au jusant les aloses montant vers le haut cours se plaquent au fond pour attendre la renverse. Pour moi aussi il est temps de faire côte. Je me dirige sur l'île, bientôt je crois percevoir le ressac sur les épis rocheux qui en défendent la berge. C'est alors que du fond de la nuit éclate ce hennissement...

Puis plus un bruit ! Je tends l'oreille, je fouille l'obscurité : je n'y perçois que le vent dans les roseaux, les ténèbres peuplées de froissements. Troublé, tremblant, j'avise un épi rocheux qu'empêtre un frêne abattu. Sa frondaison forme un auvent. J'y pousse la yole, la barbouille de vase ; histoire de parfaire le camouflage, j'y joins trois brassées de roseaux. Ces travaux ont achevé de me ruiner, je flageole, hélas j'ai trop mal au dos pour pouvoir me détendre. Assis à l'arrière, noué de crampes, dévoré par les moustiques, je songe au domaine de l'Île Verte. Le régisseur va bientôt s'éveiller. Ne puis-je aller quémander un bol de lait, me chauffer près de l'âtre ? Et parler à quelqu'un ! Il suffit de longer la digue. Sans même courir j'y serais avant l'aube. J'y songe de plus belle quand tout proche cette fois-ci, le hennissement déchire de nouveau la nuit. Est-ce un appel ? Un défi ? D'un bond sautant de la yole, je prends pied sur l'épi. Résolu à percer cette énigme, je m'enfonce dans l'île.

Ces chevaux les voilà ! Tapi dans les roseaux, je les vois au clair de lune défiler sur le sentier battu. À peine pris mon vent, ils se figent, oreilles mobiles, cherchant à percer mon mystère. L'étalon posté en serre-file réagit nerveusement, lance des ruades. Une des juments protège son poulain qui, se glissant sous elle, prend la tétée. Et moi quelle frousse !

Grand-père m'avait conté l'histoire de cette île qui apparaît certaines nuits. Portés par les vapeurs du fleuve, les ancêtres y prennent corps sous l'espèce de chevaux sauvages. Aujourd'hui encore, je crois entendre Grand-père redisant ce mystère, je revois son visage devenu grave et beau dans la lueur dansante de l'âtre. Quel secret il me livrait là !

À présent, les chevaux défilent sous les yeux de l'enfant que j'étais ! Grand-père n'avait pas déparlé. Bien entendu, les gens trop raisonnables n'y verront nul mystère : — Durant l'été, les haras du Médoc mènent leurs bêtes se refaire dans l'île du Nord. Voilà tout, diront-ils. N'empêche, le jour où plus personne ne demeurera pour transmettre le secret de l'île, l'estuaire sera bien près de mourir. Aujourd'hui encore, cette île j'y tiens, comme si je ne pouvais être moi-même qu'en laissant les ancêtres revivre en ma personne.

Le cœur battant, je quitte le couvert. L'étalon en trois bonds se porte à ma rencontre. Dressé de toute sa taille pour me barrer la voie, il frappe le sol de ses sabots, hennit : ami ou ennemi ? Un pas encore, il m'observe, je le considère. Rapidement nous nous identifions : un même air de liberté nous porte. J'hésite encore, effrayé de mon audace, que déjà le troupeau m'entoure. Il est bien tard pour m'esquiver ! Les chevaux me pressent, la tête dressée vers le ciel, nerveux. Ils me poussent jusqu'au cœur de l'île, le sanctuaire de la harde. Là de jeunes mâles donnent libre cours à leur fougue. Dans la nuit grise, leur troupe passe et repasse comme un éclair sur le marais. Ils lèvent l'eau sous leurs sabots, la lune au zénith y plaque son arc-en-ciel. La vigueur de cette cavalcade me rend mon audace. Plus question d'aller frapper aux volets du régisseur ! C'est ici et nulle part ailleurs, ici avec les chevaux sauvages, mes frères, que je retrouverai la force de poursuivre mon combat.

Lèvres tremblantes, je m'élance. Évitant les ruades et les coups de dents, j'agrippe la crinière d'un cheval, je l'enfourche et nous allons, fouettés par le vent de la course. Les bêtes forment un cortège, galopent ventre à terre, se cabrent, hennissent aux étoiles. Dansant à leur tête, mangeant le vent, mon coursier mène le train, s'ébroue, soulève la terre de ses écarts et de ses voltes. Je suis terrifié, le risque est grand d'être désarçonné, piétiné. Longtemps la troupe à nos trousses, nous galopons en pointe. Le souffle va me manquer, quand par bonheur l'allure fléchit, les chevaux se groupent, je me trouve alors au cœur de la harde : les bêtes, flanc contre flanc, s'engagent sur la lagune. Enveloppés de leur haleine fumante, ils entrent dans le fleuve. Et s'ils voulaient me noyer ? J'entoure de mes bras le cou de ma monture, enfouis mon visage dans sa crinière. Nous nageons, la harde nage. Un héron réveillé en sursaut s'enfuit à tire d'ailes, une loutre sous un saule se coule dans sa catiche.

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lexique et notes

Catiche (nom féminin) : Terrier qu'aménage la loutre, sous une souche ou sous des pierres, et dont l'entrée est située sous l'eau.

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde