Lettres d'estuaires
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L'appel du fleuve chapitre 9

Au bord du fleuve nous jouissons d'une longue arrière-saison. La brise, l'été si vive, s'atténue. Loin de fraîchir d'un coup, l'air se fait plus serein, la rade s'apaise. Partout la vigne empourpre les coteaux. Les rosiers dans les parcs, les hortensias sur les pelouses, prolongent leur floraison. Les tourterelles, les cigognes dans les mattes, même la grue si craintive, diffèrent leur envol. Ne le cédant qu'aux tempêtes, notre chêne garde sa couronne pour fêter Noël. Il est le dernier du village à se dénuder, notre empereur, j'en suis fier ! Eh bien cette année-là il se sera dégarni sans attendre la Toussaint. Fallait-il y voir un présage ? Chaque jour de ce novembre, sous la ramée, à l'heure de prendre mon bus, je pousse du pied le tapis de feuilles qui s'épaissit. Dans l'aube, tardive à présent, je ressasse ma déconvenue ; cette déroute, j'y songe durant les cours ; retour du collège tout à l'heure, j'y pensais toujours. C'est notre chêne encore que j'observe de la cuisine où ce soir-là je goûte, lorsque j'apprends que ma mère est partie.

Ce n'est pas la première fois qu'elle file à Bordeaux certes, mais je vois bien à l'humeur de Grand-mère qu'elles se sont disputées. À ses gestes froids, à son silence courtois, à mille riens, je sens que Grand-mère a compris ce qu'elle tait : ma mère cette fois-ci ne reviendra pas. Elle est partie pour de bon et moi je devrai rester ici.

Avec le recul du temps, cette fugue ne m'étonne qu'à moitié, le feu couvait de longue date. Quand je suis né Maman était encore au lycée. Elle s'est trouvée enceinte à seize ans. D'aucuns la prennent pour ma grande sœur. Elle paraît si jeune, si fraîche que pour un peu je ferais l'amoureux. Mais rien ne l'ennuie tant que mes attentions. Elle sait se montrer désagréable. Dès que j'arrive à la maison, elle monte dans sa chambre. C'est Grand-mère qui s'occupe de moi depuis toujours. J'entends dire que je n'ai pas de père, c'est faux bien sûr ! Mon père, il existe quelque part, mais pour moi le seul père c'est Grand-père. Et je n'en veux pas d'autre. Il m'aime à sa manière rude. Lui et moi nous nous comprenons.

Parfois donc, Maman file à Bordeaux, elle s'installe chez l'oncle Paul. J'ignore ce qu'elle y fait. Grand-mère préfère n'en rien savoir, dit-elle, manière de déjouer ma curiosité. Je vois bien que ma mère supporte mal la vie d'ici. Tout l'y ennuie. Elle rêve d'habiter la ville, d'avoir un vrai travail, le destin d'une femme d'aujourd'hui, d'agir à sa guise sans que tout un chacun murmure. Son agence d'intérim l'appelle de temps à autre, cependant les emplois qu'on lui propose restent sans suite. À la ville il faut avoir des diplômes, et la tête sur les épaules.

Mère célibataire, Maman n'a pas eu de jeunesse, son caractère s'en ressent. Cette part de vie lui manque, elle m'en rend responsable bien sûr. Quand je me plains de sa rudesse, elle prétend que c'est moi qui suis infernal ; Grand-père prend ma défense, l'air crâne il renchérit : c'est que je tiens de bon sang, que j'ai du caractère pardi, à preuve que je suis sans cesse en opposition avec mes enseignants, c'est bon signe ! J'imagine qu'à l'école maman s'obligeait à faire la rebelle. Je suis trop jeune pour poser des questions, mais il me suffit d'écouter les réflexions, de saisir les regards qui s'échangent, un soupir, un silence. Non ma mère n'est pas à l'aise dans sa vie.

Je suis certain pourtant qu'elle aurait sa place au pays. Elle en juge autrement bien sûr, et elle le montre. On croirait une jeune fille au pair, secrète, méfiante, un peu sauvage. Dans le cabinet de toilette elle a son petit placard, ses produits de beauté. Mais quand elle se fait belle, la voilà qui joue la revêche, comme si c'était pour d'autres qu'elle se fût mignotée. Parfois, retour de Bordeaux, elle porte les cheveux blonds. Moi, je la préfère dans sa nuance nature, un ton noisette, qui fait chanter ses yeux verts et ses taches de rousseur.

Ma mère reste solitaire ici. Sous sa dureté de commande, elle est trop sensible, trop douce. Sur les photos de l'époque, m'émeut à présent son regard triste et muré que je ne voulais voir. La délicatesse de ses membres, qu'elle tient de Grand-mère, de la ville, lui donne l'allure gracile et transie d'une aigrette de passage. Au pays, il n'y a d'embauche qu'à la vigne. Lier les sarments sous la bise, vendanger sous la pluie, c'est trop pour elle. Quant aux tâches de la pêcherie, elle y participe bien sûr, mais la défection de l'oncle Paul rend l'avenir incertain. Que Grand-père reste impotent — je n'ose parler de choses plus graves — nous serions acculés à la faillite. Pour l'heure, quoi qu’il en dise, je suis trop jeune pour la relève. Ma mère espère qu'à la ville au moins elle pourra se refaire une vie. Moi je crois qu'elle se trompe. Mais qui se fût soucié de l'avis d'un gamin ?

Ce jour-là donc, rentrant du collège, je comprends qu'elle est partie et bien partie. Il me suffit d'ouvrir l'armoire pour voir qu'elle a emporté son linge. Dans le cabinet de toilette son placard est vidé. Grand-mère épluche des légumes dans la cuisine et me tourne le dos. Je l'entends qui renifle et se gratte la gorge.

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