Lettres d'estuaires
Chapitres  1  2  3  4  5  6  7  8  9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26

L'appel du fleuve chapitre 12

Cet hiver-là, plus froid, plus long qu'hiver jamais ne fut, pour moi n'aura de cesse. Ennoblie par son malheur, murée dans son deuil, Grand-mère se vêt de silence et de nuit. Souvent dans le jour qui décroît, je la verrai contenant son sanglot, piquée dans la bise qui fouette les joncs et fait claquer sa blouse. C'est moi qui l'approchant de mille prudences viens lui presser le bras, lui rappeler que la soupe est servie. Parfois, comme elle reste figée, je me hisse sur la pointe des pieds — si peu, étant alors quasi égal en taille — pose mes lèvres sur sa joue. Une larme troussée par la bise frémit à son menton, comme attisée par le couchant. C'est trop d'épreuves à la fois pour parfaire un mariage qu'elle dit avare en bons jours. Du plus loin qu'il me souvienne, je la surprends à remâcher ses souvenirs de l'auberge familiale. À tant écouter Grand-père, elle s'était figurée la pastorale. Elle n'y trouva que ses brusqueries et la sauvagerie du fleuve. Le mécompte fut sévère. Elle prit naturellement sa fille pour confidente. Loin de croire que leurs chuchoteries pussent creuser notre malheur à tous, elles se persuadaient que la ville leur prodiguerait des faveurs ici mal partagées.

Durant ces mois d'hiver, dressée face au fleuve, blessée dans son bon droit, Grand-mère en conçoit une aigreur qui vient grever son deuil. Chaque soir, pesant doucement sur son bras, je l'arrache à son ressentiment et la reconduis sous la lampe. Au fil des jours ses joues se sont creusées, ses cheveux ont pris ce ton cendré que le noir du châle blêmit plus encore, et qui fondant au clair deviendra cet argent vaporeux qui lui seyait tant les dernières années.

Cet hiver-là, Grand-mère semble emportée par une dérive qui lui vole ses forces. Aussi comment ne pas m'alarmer pour sa santé ? Elle picore dans les plats, coupe dix fois sa viande. Elle si friande de verdure, néglige de cueillir la mâche qui croît à l'aventure dans les allées. C'est moi qui en croque les rosettes, partageant les feuilles les plus sucrées aux foulques qui bouchonnent au flanc du peyrat. Cela me tient un instant hors du chagrin, de les voir délicates piquer la bouchée à mes doigts et me câliner de leur œil roux. Dès l'abord de mars elles prennent la route des îles, l'estey se vide de leurs silhouettes brunes et bossues, de leur vol nerveux au ras des eaux. Quand chez le mâle rosit la caroncule ivoire qui leur blasonne le front, c'est que monte l'appel des roselières. Le temps approche où les coqs se livreront à des joutes acharnées pour un nid de joncs. Avec la dernière foulque s'est enfui notre hiver, nous laissant confondus, épuisés. Les jours se font plus longs, les giboulées battent les plates-bandes, la mâche, défleurie, y promet de monter en graines.

Cela fera tantôt trois mois... Déjà le milan est de retour. Aiguisant l'azur, son cri piaulé annonce la coulée des jours chauds, la floraison ininterrompue des massifs. Cet été pourtant la maison ne disparaîtra pas sous les hortensias : Grand-mère les a arrachés. Elle n'a pas même accordé un regard aux rosiers que j'avais taillés — moi qui voulais lui faire plaisir... Depuis quelques jours, les choses ne s'arrangent guère : voilà qu'elle ne me parle plus. Que nous cache-t-elle ? À table on n'entend que le raclement des cuillères.

L'Aigrette reste à l'ancre dans l'estey. Finies les parties de pêche, les levers au point du jour quand Grand-mère dort encore. Quelle excuse aurais-je à présent de manquer la classe ? Mais pour être assidu au collège, je n'en perds pas moins mes moyens, j'accuse durement le coup. À la maison c'est pire encore. La nuit je m'éveille en sueur : quel est ce chien qu'on entend hurler ? Sans éveiller Grand-mère, je passe ma vareuse, les bottes à la main je descends à tâtons, j'explore les alentours. Nul chien, bien entendu. Le vent, lui seul, hurle dans les aubiers, siffle dans les roseaux, me fouette le visage. Éperdument j'aspire la fraîcheur, je marche espérant calmer mon angoisse. De retour sous l'édredon, à peine gagné par le sommeil, j'entends Grand-père qui fourrage dans la cuisine, l'odeur du café monte, sa tasse heurte le grès de l'évier. L'aube va poindre, il m'appelle à mi-voix du bas de l'escalier, c'est pour partir en pêche. Je descends effrayé : la cuisine est plongée dans le noir, l'aube lointaine encore. Grand-mère alertée par mon remue-ménage est descendue sur mes pas. J'éclate en sanglots, elle me serre dans ses bras, puis jetant son châle sur mes épaules, me reconduit à mon lit en maugréant contre la vie. Oui à présent tout m'effraye. Le soir je redoute de m'endormir. Le jour, c'est étrange, le fleuve me semble plus noir que jamais. À l'idée de m'y aventurer je tremble de peur.

D'où me vient cette frayeur ? J'essaie de me rappeler tout ce que Grand-père m'a appris. Peine perdue ! Aurait-il emporté mon aplomb dans la mort ? Je me crois devenu incapable de la moindre manœuvre : filer une ancre, prendre un quai, mouiller un filet... Cette épouvante s'ajoute au faix du deuil. Finie l'enfance, désormais je devrai lutter : tant de choses en nous montent du fond d'ombre, se liguent, et moi donc palpitant comme un oison ! La crainte autant que le vent gonflera désormais ma voile, j'embarquerai le cœur grave, le disputant à une part de moi qui veux rester à terre.

Grand-père aussi les derniers temps semblait endurer la peur. Son esprit s'égarait. Un beau désordre régnait dans la pêcherie. Et me voilà rongé à mon tour par le doute. J'en viens à remettre en cause mon avenir au pays, ma vocation de pêcheur. Le sens de ma vie se défait. J'imagine le Principal du collège me fixant l'air compatissant, j'enrage.

Parfois le désarroi me tient jusqu'à l'aube. Je lutte, je prends des résolutions, je refonde le sens de ma vie, je me répète que la peur montre la voie à suivre. Après un tel combat contre les forces de la nuit, je me sens plus fort certes, plus lourd, plus homme, mais si épuisé que je peine à rassembler mes esprits. À la récréation ce matin-là il faut que j'aie l'air particulièrement hébété :
— Où en est l'affaire ? murmure Jonathan, l'air gêné.
— Quoi donc ?
— Viens ! dit-il après un silence.
Et quand nous sommes à l'abri des regards :
— Cesse de faire l'innocent ! Tout le monde sait.
Et d'une voix coupée par l'agacement il m'assène ses preuves : pas plus tard qu'hier, alors que nous étions au collège, un acheteur s'est présenté. Il aurait visité L'Aigrette et la pêcherie. Sans vergogne il a questionné les voisins, au village il a entrepris l'épicier, comme ça, pour en savoir plus. L'homme ne s'est caché de rien, au contraire.

C'est pure folie ! Grand-mère ne peut pas faire ça ! Jamais elle n'oserait vendre notre seul bien. Ce serait la fin de tout ! Consterné de tant de candeur, Jonathan me tend une coupure de presse, une annonce qu'elle a passée en cachette. Je me retiens de le rosser, de rage mes lèvres tremblent. Quel affront, et c'est moi le dernier avisé ! Tout s'explique sapristi : les prévenances du Principal, les œillades des camarades, la moue qu'on me sert à la maison.

Le soir j'ai pleuré. Grand-mère en a paru toute retournée. Elle m'a pris dans ses bras et m'a consolé, comme jadis, quand j'étais son tout-petit. Nous avons pleuré ensemble, chacun pour soi cependant. Son retour de tendresse n'a pas entamé mon ressentiment. Mais qu'est-ce qui lui a pris ? Et moi je ne compte donc pour rien ? Quel enfant pourrait subir cela et garder la tête froide ? Le tout-petit caché en moi ne pouvait que se révolter, se durcir. Les années ont passé, le pardon commence tout juste à percer.

chapitre suivant


lexique et notes

Foulque (nom féminin) : La foulque macroule est un oiseau aquatique de la taille d'une poule, au plumage gris anthracite. Elle vit sur les étangs, les estuaires et les cours d'eau, et se nourrit de plantes.    retour au texte

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde