Paroles d'estuaires
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Le  manuscrit de Saint-Nazaire

De Giuseppe Conte

Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para
M.E.E.T (Maison des Ecrivains Etrangers et des Traducteurs de Saint-Nazaire)
Arcane 17

Première partie

DIALOGUE DES GRUES ET DU VENT


Le vent descendait chaque nuit dans le port de Saint-Nazaire. Il passait par la plage noire, soulevait le sable noir, déchaînait des tourbillons d’algues et de coquillages, puis il enjambait les môles, franchissait l’écluse en jetant un regard de défi au pont-levant –un jour ou l’autre c’est moi qui te hausserai, semblait-il dire –et il entrait dans le bassin.
Il lui plaisait de s’amuser sur ce rectangle d’eau étale, qui ne connaissait ni vagues ni marées : il le rayait de gerçures, creusait des sillons qui naissaient convulsivement l’un derrière l’autre, comme pour obéir à ses ordres. Enfin il posait le pied –lui qui à vrai dire en était dépourvu, et qui n’avait pas non plus de mains, biens que parfois il eût tout l’air d’un vagabond au large manteau et aux brodequins ferrés –il posait le pied sur les quais, au bord des hangars, et là il rencontrait les grues.
Nul ne le savait, nul ne le sait, parce que la nuit, dans le port de Saint-Nazaire, il ne descend personne d’autre que le Vent. Mais toujours les grues l’attendaient pour lui parler.
Elles étaient nombreuses, un peuple au grand complet. Et la nuit, avant que le Vent vienne, une étrange et lancinante mélancolie s’emparait d’elles. Elles restaient là muettes, presque renfrognées, roides et fixes, placées un peu au hasard. Certaines vers le Zénith étaient droites, tranchantes, pointées vers le zénith comme des obélisques, d’autres avaient l’énigmatique majesté de tours et de gratte-ciel inhabitables, d’autres encore affichaient une puissance de lanceurs de fusées.
Pareilles à des télescopes aveugles, d’aucunes s’inclinaient vers la voûte du ciel, d’autres s’ouvraient en V au point de ressembler à des conques, ou à des boomerangs. Les plus vieilles et les plus grandes laissaient leurs jambes d’acier reposer sur des rails : leur profil était celui de pyramides larges et basses, à moins de former des enfourchures dont les éléments se rejoignaient au sommet, telles des béquilles que des géants blessés auraient abandonnées là. Les plus jeunes et les plus frêles, agiles à l’égal des ballerines mais aussi imperturbables que des statues, étendaient loin leurs bras horizontaux, pour signaler on ne sait quoi. Le vent les connaissait toutes, et i s’attardait volontiers pour parler avec elles.
Dés qu’il arrivait, dés qu’elles sentaient sa présence, elles devenaient curieuses, loquaces.
« Raconte-nous tes voyages » disaient-elles. Puis elles se plaignaient un peu de leur sort : « Tu vois, nous vivons sur les quais, nous construisons les navires, nous les chargeons, nous les déchargeons, et toujours tu pars avec eux vers le large, tandis que nous restons ici. »...

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