Paroles d'estuaires
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Loin et proche à la fois

Extraits de Loin et proche à la fois
traduction de Zrzysztof Blonski 

Ce texte a été écrit à la suite d'un séjour sur les bords de la Gironde, du 29 mars au 9 avril 2004.
L'ouvrage, bilingue, est composé de deux parties : la première concerne l'embouchure de l'Oder, ouverte sur la mer Baltique,
la seconde partie est consacrée au séjour de l'auteur qui nous livre ses premières impressions sur les paysages estuariens qu'il a découvert.


Tout sera clair dans quelques heures

Dans les années 1950, j'habitais une petite ville endormie de la Poméranie Occidentale, loin de la civilisation, au milieu des forêts et des lacs. Un jour d'été, j'ai lu dans le journal qu'on jouait à Szczecin un film français d'Henri Verneuil, Sur la route de Bordeaux. J'avais alors dix-sept ans, et une foi sans limite en mes forces. J'ai pris mon vélo et j'ai fait quatre vingt kilomètres en trois heures. J'étais tout fier d'entrer dans la salle surchauffée du cinéma de Szczecin. J'y ai vu jean Gabin, à la fenêtre d'un petit hôtel de Bordeaux, en train de regarder Françoise Arnoul, seule et triste. C'était un chauffeur de camion assez âgé, elle était serveuse dans un bar endormi quelque part sur la route de Bordeaux à Paris. Et ils se sont rencontrés, bien sûr. Mais cela n'a entraîné que des malheurs. Lorsqu'un chauffeur âgé rencontre une jeune serveuse, il y a toujours des ennuis. Une histoire banale parlant de gens sans importance. Mais le film était excellent et je ne regrettais pas d'avoir fait quatre-vingt kilomètres. Il ne me venait même pas à l'esprit qu'un demi-siècle plus tard, je regarderais moi-même le pavé des rues de Bordeaux de la fenêtre de mon hôtel.

J'ai quatre jours pour prendre connaissance de l'estuaire de la Gironde, petit morceau du plus grand département de France. Je dois voir Bourg-sur-Gironde, jeter un coup d'œil sur Blaye, peut-être Pauillac. Il n'est pas question de visiter Bordeaux, qui se trouve en dehors de l'estuaire. Je serai rapidement persuadé qu'une année entière ne suivrait pas à connaître la Gironde.

Mais je ne le sais pas encore. Par la fenêtre de la voiture qui me mène rapidement de Bordeaux à Bourg, j'aperçois un paysage plat, peu diversifié, presque banal. Pas de forêts, pas de lacs. Parfois, on voit de loin le clocher d'une église, où les toits d'un hameau. Quelque part sous le ciel sont suspendues des lignes de haute tension, qui se dirigent doucement vers le Centre Nucléaire de Production d'Électricité du Blayais. Puis je vois défiler la réalité endormie de quelques petites villes, avec leurs magasins, leur publicités européennes haut en couleurs, les visages de leurs habitants qui attendent gentiment sur le trottoir que nous poursuivions notre chemin. Y a-t-il là quelque chose d'intéressant ? Tout sera clair dans quelques heures. Peut-être un peu plus...
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Les eaux de la Gironde

Les eaux de la Gironde travaillent avec rage, comme si elles haïssaient ce qu'elles font. Ce ne sont pas les eaux douces du Rhin, qui traversent somnolentes la moitié de l'Europe. Ni les eaux paresseuses de la Tamise, qui se sont laissées maîtriser par l'homme. Les eaux de la Gironde sont mouvementées, pleines de courants. Il n'est pas question de les maîtriser. Des hommes, le plus souvent des pêcheurs, y périssent. Le dernier numéro du trimestriel L'estuarien est dédié à la mémoire de Jean Allemand, englouti avec sa pêche par les eaux furieuses de la Gironde à la mi-janvier. Ces eaux sont capables d'engloutir leur propre île ! Elle se dresse toute fière pendant des années au milieu de l'estuaire pour disparaître un jour subitement.

Plus encore: ces eaux endiablées sont même capables de déplacer la source de la Gironde ! Littéralement ! Ce déplacement devient une attraction touristique inscrite dans le programme des excursions. Hier encore, la Gironde commençait son cours à tel ou tel endroit, et aujourd'hui voici qu'elle naît quelques dizaines de mètres plus haut. Les touristes descendent de leurs autocars, avancent sur la haute berge, prennent des photos. Ils regardent le bec d'Ambès en poussant des exclamations d'étonnement. Ça c'est vraiment déplacé ? Vraiment.

Bourg peut servir d'exemple pour témoigner de la rage des ces eaux. Actuellement, cette petite ville se trouve sur la rive droite de la Dordogne. Mais il y a encore quelques siècles, elle se trouvait au bord de la Gironde. L'eau a rageusement véhiculé la terre pendant des siècles en formant le bec d'Ambès au milieu de l'estuaire. Mais il ne s'agit pas de quelques dizaines de mètres, comme de nos jours, mais de kilomètres entiers ! La carte de ces terres a complètement changé. Lorsque nous parlons de carte, il est nécessaire de mentionner que la Gironde a à cet endroit trois kilomètres de largeur et même dix à l'endroit où elle rejoint l'océan. La rive droite est le plus souvent abrupte, pleine de rochers, de hauteurs et de petites forêts. Des hommes y vivent parfois: on les appelle des troglodytes. En Pologne, il arrive de qualifier de cet épithète certaines personnes. Mais ici, cela revêt une signification différente. Les troglodytes français ont échangé leurs grottes contre des logements confortables. Ils vivent suspendus quelque part sous les nuages, où il est très difficile d'accéder. Mais leurs logements sont une véritable merveille. Ils ont des grandes fenêtres, des portes solides, un chauffage approprié. Quelle vue superbe sur les eaux écumantes de la Gironde! Les habitants des grottes ont un véritable sentiment de communauté. Il n'échangeraient leurs logements pour rien au monde...
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La rive gauche de l'estuaire

Le Médoc constitue la rive gauche de l'estuaire. C'est le contraire des environs de Bourg. Il n'y a ni rochers, ni forêts. Le paysage est plat, comme celui qui se trouve sur la route de Bordeaux à Bourg. Le Médoc touche l'Atlantique et se termine par le port moderne de Verdon-sur-Mer, où arrivent les grands navires à containers. La voie océanique est éclairée par le Phare de Cordouan, construit sur une île de la mer au XVIe siècle. Une route confortable, qui ne rappelle en rien le trottoir des alentours de Bourg, longe la rive gauche de la Gironde. On peut y observer librement le mouvement des bateaux naviguant sur l'estuaire vers Bordeaux ou dans le sens opposé.

Le Médoc est si j'ose dire relativement nouveau. II ne figure pas sur les cartes romaines. Tout y semble plus récent que de l'autre côté de la Gironde. Même les vignobles. Au début, on ne plantait pas de vigne dans le Médoc, à cause d'un sol soi -disant médiocre, composé de sables et de marécages. Mais cela appartient au passé. Aujourd'hui les vignobles recouvrent tout le Médoc. Le sol s'est révélé idéal. Bien meilleur que de l'autre côté de l'estuaire. En plus, il sait garder l' humidité, ce qui a une importance capitale pour la vigne. Le vin du Médoc est un véritable don de la nature. Le symbole de la qualité des vins de France. Il n'y a rien à dire: c'est le meilleur! Il est connu dans le monde entier.
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Bourg-sur-Gironde

Bourg. Petite ville très propre, bâtie sur deux niveaux. Environ mille deux cents habitants. Quelques dizaines d'immeubles dorment le long de la Dordogne. Ils donnent l'impression de pouvoir s'écrouler à tout moment, mais ils se tiennent fort bien. Nous avons ici quelques monuments, avec un vieux lavoir utilisé il y a des siècles par les marins dont l'eau était fournie par une source jaillissant d'un rocher tout proche. Le lavoir reste un peu figé, car il n'attire que les touristes. Sur les frontons des maisons environnantes, on voit une ligne grise. C'est la trace d'une inondation dangereuse qui a noyé la partie basse de Bourg il y a quelques années. Une des habitantes nous raconte l'histoire avec une lueur d'expérience dans les yeux. Son histoire retentit encore des attaques du vent et des morsures de l'eau.
Je regarde les restes de l'ancien port, auquel les habitants de la ville devaient leur prospérité. C'est d'ici qu'au XVIIIe siècle on chargeait sur les bateaux la pierre issue des carrières locales, destinée à la construction des maisons de Bordeaux. C'est avec ces pierres qu'on a bâti la majorité des bâtiments autour du port de Bourg. C'est sur leurs frontons qu'on voit la trace grise des inondations... Les bateaux emportaient les pierres et revenaient avec du sel, qui était périodiquement le moins cher à Bourg. Des longues files attendaient le sel devant le port. Le bas prix du sel était le résultat de la gratitude du roi Louis XIV en souvenir de la sympathie que les habitants lui avaient manifestée pendant la Fronde. Le jeune roi s'arrêtait à Bourg avec sa mère Anne, car il s'y sentait en sécurité. Une fois sur le trône, il a remercié les habitants par une exonération de taxes. C'est pour cette raison que le sel était périodiquement le moins cher à Bourg. Cela valait la peine de le faire venir sur des bateaux et de le vendre. C'est le sel qui a fait fleurir la ville. Mais soyons justes: il y avait aussi autre chose. On y vendait également des esclaves capturés en Afrique à destination de l'Amérique. Mais le port n'existe plus. Le lavoir des marins n'est plus en activité. Il n'y a que les histoires des marins qui sont toujours vivantes.
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Blaye

Blaye compte près de quatre mille habitants et apparaît nettement plus grande que Bourg. Il y a plus de magasins, de banques, de restaurants, de bars, même d'hôtels et de stations essence. C'est ici que se trouve rédaction du journal Haute Gironde. Dans la rue principale de Blaye, on a vraiment l'impression de se trouver dans une grande ville. Tous les quelques mètres, un café en plein air, tous les vingt mètres un bar ouvert. La librairie voisine avec un magasin automobile, la banque avec une agence immobilière. Mais ce n'est qu'une illusion. II suffit d'entrer dans une des rues adjacentes pour se retrouver au bout de cent mètres dans les champs. Fini la grande ville, finie les illusions.
Mais Blaye dispose d'une citadelle! Aucune comparaison avec celle de Bourg. Celle de Blaye est grande, vaste et imposante, elle domine la ville entière. On la voit de partout et elle donne à la ville un aspect de ville de garnison. Elle est incontournable. Elle fait le plus d'effet lorsqu'on la regarde du côté de l'eau, du milieu de la Gironde. Elle resplendit alors sur les hauts rochers, elle montre les dents de ses murs et gonfle ses tours. Encore aujourd'hui, bien qu'elle soit vieille et blessée, elle inspire le respect.

Elle a été bâtie au XVIIe siècle par Sébastien Vauban, architecte et maréchal de France. La citadelle, avec le fort Pâté, élevé sur une petite île, et le fort Médoc constituaient un système de défense efficace contre la flotte anglaise. Même une souris ne pouvait passer inaperçue. Il n'y avaient que les corsaires, qui se comptaient ici en milliers, qui arrivaient à se faufiler. Comment y parvenaient-ils  ? Ils graissaient la patte ? Quelqu'un a dit qu'ils passaient par la terre. Mais leurs bateaux ? Où étaient amarrés leurs bateaux ? Décidément, nous savons peu de chose... Mais revenons à Vauban. Il a bâti plus de trente forts et citadelles; il en a reconstruit et modifié plus de trois cents. Beau résultat. Il est mort au début du XVIIIe siècle.

L'entrée de la citadelle se fait par la Porte Royale et la Porte du Dauphin [Porte dauphine], à côté d'un haut mur décoré de beaux ornements. Tu traverses la porte et tu te retrouves dans un monde mort depuis presque cent ans. Impression étonnante. L'image de la réalité change complètement. Les nuages semblent plus terrifiants, les murs plus distincts. Comme si on s'était frotté les yeux! Mais c'est seulement l'émotion, parce que nous palpons l'histoire. Nous suivons la rue principale de la citadelle, qui porte le nom du 144e régiment d'infanterie, qui résidait ici depuis 1874. Le régiment a quitté la citadelle en ordre de marche, afin de rejoindre le front de la Grande Guerre et il n'est jamais plus rentré dans ces murs. Il ne reste que quelques détails, certains bâtiments, et le vieux pavé. Et, bien entendu, cette ambiance si particulière.

Le plus étonnant, c'est que cette citadelle morte continue de vivre. Avant la guerre, certaines personnes voulaient la détruire et y faire construire des maisons. Mais les habitants ont sauvé la citadelle. Il est vrai qu'aujourd'hui on manque d'argent pour entreprendre une véritable restauration, mais on réussit de temps en temps à rénover tout de même quelque chose. Il n'est pas question de reconstruire certains bâtiments et certaines tours, mais on peut au moins prendre soin des autres. En guise de remerciement, la vieille citadelle sert les habitants de toutes ses forces. Des artistes de diverses spécialités l'ont élue pour domicile. Par là, on crée des meubles anciens, par ici, des tableaux. En été, on organise à l'intérieur de grandes fêtes, auxquelles participent les habitants de Blaye. On pourrait donc en déduire que la citadelle est devenue une maison de culture originale. Mais pourquoi une maison? Parce que dans l'enceinte des vieux murs, il reste quelques bâtiments où se sont installées différentes institutions. Je ne pense pas aux hôtels, aux restaurants ni aux magasins, qui sont relativement nombreux, mais à des organismes dont la présence semble naturelle dans ces lieux, comme le Conservatoire de l'Estuaire de la Gironde. C'est une institution qui n'existe nulle part ailleurs, un brevet local, méritant d'ailleurs le plus grand respect.
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Enfin dans le Médoc  !

Je me rends enfin dans le Médoc. Le bac quitte l'embarcadère de Blaye à 10 heures du matin. Il ne fait pas bonne impression, de même que l'embarcadère qui semble venir d'un autre pays. Mais peut-être est-ce le mauvais temps qui gâche tout ? Un vent glacial souffle, le ciel est couvert de lourds nuages, les vagues couleur de boue se plissent de froid. Le bac tremble, pousse des cris sourds et danse au milieu de la Gironde. Au bout d'un quart d'heure, nous sommes de l'autre côté, sur l'embarcadère Lamarque. […]

Le nom de Pauillac vient de saint Paulin de Nole, discipline d'Ausone, poète romain né à Bordeaux au IVe siècle. Ce saint venait d'une famille très riche habitant une villa patricienne appelée Pauliacua. Pauillac est né à cet endroit.

Le port local est ancien et très profond. Il avait déjà une activité à l'époque du bronze. Il servait au commerce du cuivre et du zinc. Il a perdu de son importance au Moyen Âge au profit de Saint-Estèphe. Cependant, Pauillac n'y a pas attaché trop d'importance, car le port continuait à s'en sortir. Les bateaux de commerce n'étaient pas les seuls à entrer dans le port qui accueillait également de grands bateaux de ligne reliant Pauillac à des ports en Afrique et en Amérique du Sud.

Le printemps continue d'être détestable, il commence à pleuvoir, les essuie-glace se mettent en marche. Mais malgré cela on voit que le Médoc est différent. Les quartiers ont l'air plus soignés, les publicités plus colorées, les champs plus vastes.
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© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde