Paroles d'estuaires
Vous êtes ici : Accueil > L'estuaire des artistes > Paroles d'estuaires > Simon Werle > Portraits blayais - Diego

Portraits blayais - Diego

De Simon Werle

DIEGO Bonjour. Inès. Louise. Bénédicte. Laurence. Anne-Claire. Ou même  : Marie. Si je ne savais pas ton nom par ta mère, je ne saurais pas comment t'appeler.

CATHERINE Je t'ai vu de loin devant la station service, et puis traverser la rue, et je me suis dit, mon Dieu, c'est pas lui !

DIEGO Je dirais simplement : toi ! Ou hé, toi, la jeune femme  !

CATHERINE Ce vieux dans ce poncho galeux et ce jean délabré !

DIEGO C'est moi quand même, celui dont tu parles et qui ne correspond pas du tout à tes attentes.

CATHERINE Je me suis attendue au pire. On va s'installer là, sur la terrasse du Brazza ?
DIEGO Bonjour, Catherine.

CATHERINE Bonjour, le pire.

DIEGO Est-ce que tu as déjà cette coutume-là, de juger les gens sans appel rien que par les fringues ?

CATHERINE Pourquoi est-ce que tu as voulu me voir ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant  ?

DIEGO Parce que me voilà revenu en France et parce que ta mère m'a dit que tu poses des questions. Par exemple la question de qui tu es.

CATHERINE Je n'aime pas que ma mère raconte mes histoires à n'importe qui.

DIEGO Mais, tu sais bien qui je suis.

CATHERINE Elle me dit qu'à l'époque, tu t'appelais Diego et que, vu le gâchis que tu as fait de ta vie, entre-temps tu aurais probablement changé de nom.

DIEGO Quand est-ce qu'elle t'a dit ça ?

CATHERINE Peu importe.

DIEGO Je m'appelle toujours Diego. Ta mère, elle dit que par exemple tu te poses la question : de qui est-ce que je tiens la forme de mes doigts ?

CATHERINE Mes doigts, ça ne m'inquiète pas du tout. Par contre j'aimerais beaucoup marcher pieds nus, en été. Alors que, avec les orteils que j'ai, je ne peux pas. Même à la plage, c'est toujours les godasses.

DIEGO Tu lui demandes  : 'Comment il était ? Est-ce de lui que me viennent ces sourcils, ces yeux, on dirait des yeux de poupée, incrustés comme deux cailloux de verre dans la tête ? Est-ce de lui que j'ai hérité leur couleur, ce gris-bleu qui le soir tourne vers la nacre ?' Et elle m'avoue qu'elle évite de répondre. Tu dois bien sentir qu'elle te cache quelque chose.

CATHERINE Sa propre honte, elle dit, il ne faut pas la cacher, parce que de toutes les façons, ça ne sert à rien. Il faut plutôt l'afficher pour s'en faire une arme.

DIEGO Donc, elle me considère comme une honte, c'est ça ? Eh bien, cette honte-là est revenue te voir.

CATHERINE Pour me révéler quoi ?

DIEGO Tu sais, j'ai réfléchi à cette question que tu te poses, savoir qui tu es.

CATHERINE Alors, c'est ça ce que tu voudrais me révéler, les résultats de ta réflexion ? En tout cas, tu ne pourras pas remédier à la forme de mes orteils, qui sont vraiment dégueulasses.

DIEGO Pourquoi est-ce que tu ne te sens pas bien dans ta peau ?

CATHERINE Tu trouves que je ne suis pas jolie ? Tu trouves que j'ai l'air fragile ? Car que je sois trop grosse, ça tu ne pourrais pas le dire.

DIEGO Ce que je trouve, c'est qu'on ne peut pas être tout à la fois le sujet et l'objet de sa propre question. C'est paradoxal.

CATHERINE C'est toi le paradoxe, ici.

DIEGO Tu poses la question 'Qui suis-je ?'

CATHERINE Catherine Saindoux !

DIEGO Mais, cette Catherine Saindoux qui vient d'apprendre qui elle est, qui n'a plus ce doute-là quant à sa propre identité, se trouve être tout à fait différente de celle qui avait posé la question. Donc, qui est-elle, cette nouvelle Catherine Saindoux ?

CATHERINE J'arrive toujours à me reconnaître. Toi, comment tu m'as reconnue  ?

DIEGO Ta mère m'a envoyé des photos.

CATHERINE Comme ça, chaque année ? Au Paraguay ?

DIEGO La dernière, c'était en 95. Prends ma main, s'il te plaît.

CATHERINE Pourquoi faire ?

DIEGO Serre-la.

CATHERINE Je n'en ai pas envie.

DIEGO Embrasse-moi. Enfin.

CATHERINE Je ne peux pas.

DIEGO Qu'est-ce qui t'en empêche ?

CATHERINE Maman m'avait prévenue pour adoucir le choc, mais quand même ! Tu n'aurais pas pu te faire soigner les dents avant de me revoir ? Une première impression, ça compte.

DIEGO Je suis si horrible que ça à voir ?

CATHERINE Mais ce sont les quatre dents de devant qui te manquent. Quatre  ! C'est écœurant, une bouche vide comme ça. Surtout à la mâchoire supérieure. Tu peux te promener comme ça à Asunciòn ou dans la brousse au Brésil, mais chez nous en France, ça ne fait pas chic du tout, faut que tu le saches.

DIEGO Tu ne veux pas m'aider ?

CATHERINE Je ne suis pas dentiste, moi. Ce sont des études de droit que je vais commencer l'année prochaine, à Bordeaux.

DIEGO M'aider à m'approcher un peu de toi. J'ai le vertige. C'est comme si je me trouvais dans une tour au dixième étage et que le sol tout-à-coup se dérobait sous mes pieds.

CATHERINE Moi, ce n'est pas la hauteur qui me fait peur. Par contre j'ai beaucoup de mal à concevoir que maman ait fait l'amour avec toi.

DIEGO Cela ne te regarde pas.

CATHERINE Comment, cela ne me regarde pas ?

DIEGO Toi, tu n'es que l'enfant.

CATHERINE Ton enfant, c'est ça ce que tu veux dire ?
DIEGO Je n'ai pas été présent quand tu es née. Et plus tard quand je t'ai vue, une seule fois, sur un quai de gare, tu avais déjà un corps tout fait et des yeux tout faits, de la couleur qu'il fallait, un compromis entre ta mère et moi.

CATHERINE C'est toi, mon père, c'est ça que tu veux dire  ?

DIEGO Et tu avais un nom tout fait, un nom de baptême, sans compromis, sur le choix duquel je n'ai pu intervenir. Et tu arrivais déjà à parler, mon enfant.

CATHERINE Ne m'appelle pas ton enfant, j'ai dix-huit ans, je ne suis plus l'enfant de personne. Ça fait longtemps que je ne le suis plus.

DIEGO Je ne t'aurais pas appelée Catherine. Jamais de la vie.

CATHERINE Mon nom, fiche-lui la paix, tu veux ?

DIEGO Catherine, étymologiquement, c'est un nom qui présuppose un vœu de pureté.

CATHERINE Ne t'inquiète pas, je ne suis pas si Catherine que ça. Ça fait longtemps que je me suis réservé ma part de saloperie à moi. Par exemple, je n'ai pas besoin d'attendre mon géniteur escroc et mythomane pour savoir ce que c'est qu'un mec. Évidemment, j'ai des petits copains et pas qu'un seul. Et puis, il y a Hervé, tu sais, Hervé, le mari de maman, mon père quoi.

DIEGO Pourquoi tu l'appelles ton père ? Pour me faire de la peine ?

CATHERINE Et pourquoi cela te ferait-il de la peine, dis-moi ? T'es-tu seulement occupé de moi pendant ces dix-huit ans ?

DIEGO Maintenant je suis là.

CATHERINE Tu es là pourquoi précisément ? Raconte pour voir.

DIEGO Je suis là pour t'aider à comprendre qui tu es.

CATHERINE Tu me fais rigoler.

DIEGO Autrefois beaucoup de familles avaient un blason.

CATHERINE Tu te crois de haute extraction, toi ?

DIEGO D'ailleurs, elles l'ont toujours, toutes, sans exception, ce blason, mais cela ne se voit plus, c'est passé de mode d'en faire l'étalage. Néanmoins il ne pourra jamais disparaître tout à fait, il reste là, tout au fond de la tête comme une musique figée, une mélodie d'initiation très ancienne, très faible. C'est un bruit d'arbre, presque inaudible. Ce n'est ni le chêne ni le figuier. C'est tout simplement l'arbre généalogique qui fait que l'on n'est qu'un maillon dans la chaîne ancestrale. Ou une feuille de cet arbre, si tu préfères, qui avec des milliers d'autres feuilles produit ce très léger bruissement.

CATHERINE Je ne veux pas y grimper, dans cet arbre-là, ni dans le chêne ni dans le figuier, et le mot de 'père' ne sortira pas de mes lèvres, au moins par rapport à toi.

DIEGO Rassure-toi  ; puisque selon notre tradition, devenir père équivaut à mourir à l'aube, je suis un père porté disparu, sans guerre ni catastrophe naturelle.

CATHERINE Maman a raison. Tu es un vrai mythomane. Tu racontes n'importe quoi.

DIEGO Porté disparu tout simplement du fait que la foudre du temps, à cette époque-là, avait calciné toute la forêt qu'il y avait en moi. De tous les arbres il n'en restait plus aucun.

CATHERINE D'accord, vous avez fait l'amour. Ça, à la rigueur, je le comprends. Tu avais encore tes dents, et puis des yeux de nacre. Et puis, tu as filé pour éviter les problèmes qui se sont posés et qui, plus tard, eurent pour nom Catherine.

DIEGO J'ai dû marcher sans arrêt, sans arrêt sous l'éclair. Car c'est ça le temps, un éclair qui part dans tous les sens à la fois ; et les secondes, les instants qui se succèdent sagement les unes après les autres n'en sont que la réplique anodine et sans vie.

CATHERINE Ne cherche pas à m'en imposer. Je ne suis plus une enfant.

DIEGO Par exemple  : dans toute image de destruction, il faut vraiment y entrer, il faut demeurer tranquille dans l'œil du cyclone pour apprendre une fois pour toutes que le cyclone et le temps ne font qu'un. De la même façon qu'il n'y a qu'un seul être qui se cherche des masques variés dans le cours des générations. C'est le cours des générations qui cherche à nous en imposer.

CATHERINE Tu sais ce qu'elle dit, maman ? Qu'outre être un mythomane tu es une épave, quelqu'un qui n'est jamais arrivé à se faire une place dans la vie, et qui, à cause de cela, se met à boire et ensuite à raconter les pires balivernes qu'il croit être de la métaphysique.

DIEGO Tu sais pourquoi tu me fais peur, Catherine ?

CATHERINE Parce que j'y vois clair.

DIEGO Parce que toi aussi, toi, qui te crois toujours enfant nouveau-née, tu es en fait un spectre au plus haut degré, un fantôme de ce château à minuit qu'on habite ensemble, moi et toi et bien d'autres encore, visibles aussi bien qu'invisibles.

CATHERINE Ici, c'est pas un château, on est à Blaye, Cours Vauban, mardi, 13 h 26, et il va bientôt falloir que je retourne au lycée Jaufré Rudel.

DIEGO Toi, Catherine, tu es une revenante oublieuse de ce que c'est que revenir. Bien sûr que tu ne le vois pas, l'escalier qui descend vers le sous-sol où cet oubli s'approvisionne. Mais moi, j'y suis descendu et j'ai eu le courage de lui couper les vivres, à cet oubli.

CATHERINE Les revenants, ce n'est pas mon cinéma, et puis c'est du bidon. Je n'ai rien à faire avec tes sous-sol de minable. Je préfère de loin les belles maisons avec terrasse, transat, piscine et tout.

DIEGO Il ne faut pas demander des renseignements sur soi-même pour ensuite les jeter comme autant d'ordures dont on ne veut pas s'embarrasser.

CATHERINE Des renseignements, à toi, je n'en ai pas demandés.

DIEGO Je te dis quand même, Catherine, que, en tant que revenante, tu es cette partie de ton père qui n'est pas revenue assez vite avant l'aube. Tu vas te révolter d'avoir à vivre cette partie-là. Moi aussi, je me suis révolté d'avoir à donner chair à des êtres revenus avant moi, mais n'ayant justement pas pu finir de revenir et, par conséquent, me condamnant à suppléer leur parcours à eux. Ainsi, avant que tu ne sois née, j'ai dû m'en aller, pour finir le parcours de ces autres qu'ils avaient laissé inachevé. En fait, la raison pour laquelle j'étais, d'une manière absolue, contraint de partir s'appelle fidélité, ou adhésion, ou loyauté, ou respect des serments, et non pas : reniement.

CATHERINE Je n'en ai rien à faire, ni de cette loyauté ni de ce reniement.

DIEGO S'il te plaît, Catherine, reste-là.

CATHERINE Si tu veux que je reste, arrête de dire des conneries.

DIEGO Regarde, comme je suis calme. Effectivement, très peu ému.

CATHERINE Ne me serre pas si fort, tu me fais mal au bras. Est-ce que tu as encore bu ? Quelle est cette odeur d'alcool qui t'entoure ?

DIEGO Ce matin, j'ai déjà parcouru les grandes surfaces du côté de Cars et de Plassac. On y garde le whisky dans des vitrines fermées à clé. Et puis on y paie par carte de crédit, mais de crédit justement on n'en accorde pas aux personnes qui portent un poncho et des pantalons pas trop propres et qui, en parlant, évitent de montrer leurs gencives. Mais moi, j'ai l'habitude de parcourir comme cela les hypermarchés presque sans le sou et de me contenter d'un vin de Hongrie, très bon marché.

CATHERINE Tu vas finir par me demander de l'argent pour secourir ta misère. Je sens que tu ne vas pas tarder à l'avouer, cette misère qui ne peut plus se cacher.

DIEGO Rassure-toi. Quand je parle des hypermarchés, il s'agit des magasins des existences consécutives que j'ai parcourus, à l'aube, avant même l'heure de l'ouverture.

CATHERINE Des existences, je sais que tu en as eu, et que tu les as toutes ratées, l'une après l'autre, sans exception. Un truc de distribution de Andutis ici, en Gironde, une boite d'importation de congélateurs d'occasion à Asunciòn. Mais même au Paraguay, dans ce pays d'occase, comme dit maman, tu as fait faillite. Et puis, tu as monté une quincaillerie minable au fond de la brousse, au Mexique, et puis je ne sais pas quoi encore, jusqu'à ce qu'à la fin tu traînes à Paris, à la charge des services sociaux. Je sais parfaitement que tu en as eu plein, des existences. Pour moi, il n'y a aucun mystère. Sauf un seul, à savoir comment on peut faire autant de conneries dans une seule vie.

DIEGO De ma vie, tu ne sais absolument rien.

CATHERINE De toutes façons, on n'est pas là pour faire l'aumône aux étrangers. Je ne fais pas partie de l'assistance sociale, moi. Je te conseille tout simplement de filer d'ici et de te faire rapatrier, Diego, en Espagne, au Mexique ou même au Paraguay, si tu préfères.

DIEGO Mais la patrie, Catherine, c'est la quintessence de l'exil parce que c'est l'exil méconnu et qui se méconnaît lui-même, et la capitale de toute patrie s'appelle, de son vrai nom, oubli et, aussi, ignorance centrale, innée. Qu'est-ce que tu veux que je fasse en Espagne ou à Asunciòn ? Para mi ya se la comen los perros a Asunciòn. C'est précisément hors les murs, apatride, entre deux lumières et grelottant de froid, que j'ai pu constater que je te porte éternellement sur mon dos, avant l'aube, marchant de village en village, sans échanger aucune parole. Et l'éclair, la vraie foudre du temps ne connaît justement d'autre tonnerre que ce silence de la marche à pied, de village en village, ce silence qui depuis toujours est familier de toutes les transformations, celle de l'homme en serpent, de l'arbre en dragon et de la marche à pied en vol d'oiseau.

CATHERINE Tu n'as pas besoin de pinard, toi, même hongrois. Tu es un alcoolo des mots. Tu parles pour t'enivrer, pour t'anesthésier, ce n'est jamais pour dire des choses sensées qui mènent quelque part.

DIEGO Tu parles comme Nicolas, qui déjà à l'époque me traitait de fou.

CATHERINE Nicolas, il a voulu protéger sa fille, ça se comprend. Lui, il a vu clair. Il ne s'est pas laissé embobiner comme maman.

DIEGO Mais même si j'étais fou, Catherine, ta question de savoir qui tu es aboutit toujours à la réponse que tu es mon enfant à moi, incontestable-ment, et que tu ne possèdes aucune origine qui peut se substituer à celle-ci, malgré tous tes efforts et tous tes refus. Déjà avant l'heure de la toute première ouverture des magasins des existences j'ai donné la forme à tes doigts et contribué à la couleur de tes yeux.

CATHERINE Alors c'est toi qui m'as foutu ces orteils monstrueux qu'il faut que je cache à tout le monde au point que même pour faire l'amour je garde mes chaussures.

DIEGO A Iguaz, dans la contrée des trois fleuves je suis allé te chercher parmi les statues, mais j'avais oublié de quels dieux. Tu n'étais pas encore née, que déjà j'étais comme amoureux de toi, dans une autre vie.

CATHERINE Tu vois, Diego, les existences et les vies, ça ne s'enchaîne pas. En France, il n'y en a qu'une seule par personne. Rien avant et rien après, au moins en France. On a peut-être de trop gros orteils, mais on n'a pas de racines comme ça, invisibles. On n'est ni au Paraguay ni en asile psychiatrique. Le corps, ça s'arrête là, en haut, et là, en bas. Tu meurs, paf, c'est fini, point final. Tu nais, paf, c'est le départ, aucun souvenir possible d'une chose avant. Souvenir de quoi, d'ailleurs ? Alors ne me raconte pas que tu as bu dans le pot de chambre du bon roi Dagobert ou qu'à Kom Ombo, en Égypte, tu torchais le cul aux crocodiles avant qu'on les momifie pour l'éternité et ensuite pour le musée du Caire où tu peux aller les voir aujourd’hui pour dire, tiens, à celui-là je lui ai torché le cul il y a quatre mille ans, salut popote ! C'est trop bête, ça ne fait même pas rigoler mes copines qui pourtant aiment bien se marrer.

DIEGO Maintenant que je t'ai retrouvée, Catherine, je voudrais bien t'appeler d'un nom à moi.

CATHERINE Je suis contente de m'appeler Catherine, figure-toi.

DIEGO Je ne cesserai jamais de te porter sur mon dos courbé, comme cette enfant à moi que tu pourrais être, si je pouvais te désigner par ton nom véritable. Et je veux au moins te faire toucher, dans ta tête, la branche de cet arbre où ce qu'il y avait de plus volatile dans l'âme de ton grand-père s'est réfugié.

CATHERINE De grands-père j'en ai un, et que j'aime bien, et cela me suffit largement.

DIEGO Tu veux dire Nicolas ?

CATHERINE Bien sûr, Nicolas, le père de maman, à qui tu as piqué cinq cents mille balles il y a vingt ans, tu dois bien t'en souvenir.

DIEGO C'était un investissement à lui dans un projet à moi, c'est toujours risqué.

CATHERINE C'était pour couvrir tes dettes, après la faillite de ton magasin de tissus indiens, de ces fameux Andutis. Comment as-tu pu croire qu'un truc pareil allait se vendre en France ! Des couleurs criardes, des dessins affreux, des trucs de sauvage, quoi ! Et puis tu as filé à l'Anglaise, l'homme d'affaires. Parasite ! Escroc ! Et quoi encore ?

DIEGO Père de Catherine.

CATHERINE Père, c'est un emploi, un travail, un devoir de citoyen, et toi, tu es chômeur et en plus apatride.

DIEGO Mon travail ne rentre pas dans vos catégories.

CATHERINE A combien de femmes as-tu fait ça encore ? Piqué de l'argent pour les laisser seules avec un gosse sur les bras ?

DIEGO Je n'ai que toi. Un seul enfant.

CATHERINE Dis plutôt zéro.

DIEGO Ton autre grand-père, mon père à moi qui est mort avant que tu ne sois née, il est beaucoup plus important que Nicolas.

CATHERINE Je m'en fous. Est-ce que je le connais, moi ?

DIEGO Tes enfants ne l'oublieront pas.

CATHERINE Arrête de dire des conneries. En fait tu n'es pas un de ces vicieux qui traînent les jeunes vers leur voiture, mais de ces êtres encore plus perturbés qui tiennent à leur faire visiter le cimetière du village. Moi, cela ne m'intéresse pas de visiter des tombes pour méditer sur les absents. Je te prie de laisser tes morts dans ta famille à toi et de me laisser aller, moi, de mon côté, parce qu'il faut que je retourne au lycée où au moins on nous enseigne des choses raisonnables.

DIEGO Je ne parle pas de cimetière mais de tout à fait autre chose, parce qu'il est possible de mourir avant de naître et avant qu'il ne fasse jour dans les maisons et avant que les premiers clients ne soient reçus dans les magasins des existences. Ce n'est même pas âpre comme vérité, Catherine, ce n'est simplement qu'une boucle du temps autour d'un zéro, comme du beurre étalé sur une tranche de pain inexistant dont il reste néanmoins une vague saveur dans la bouche, et l'on peut dire à juste titre  : 'Jamais de la vie je n'ai goûté à un pain de cette sorte, et cette saveur si particulière je ne vais jamais l'oublier.' Car les seules choses que l'on ne pourra jamais oublier sont celles qui n'ont jamais existé et que l'éclair du temps vient d'entourer de son zigzag d'éphémère et d'éternité.

CATHERINE Justement c'est un bon bout de pain bien existant qu'il faut que je mange avant d'aller au lycée et puis aussi que je me peigne et je me mette un peu de rouge à lèvres et aussi que je change de chaussures. Laisse-moi partir, s'il te plaît.

DIEGO Il s'appelait Ramòn, ton grand-père. Il avait un quart de sang indien dans les veines. Il n'aurait jamais fallu le diluer. - C'est lui qui m'a appris qu'il ne faut pas s'attacher le temps au poignet : les orages  ; l'éclair ; Tecpatl, la langue du Soleil ; Xiucoatl, les serpents de feu. La montre au poignet, c'est évidemment un pansement. Les Européens, ils se pansent eux-mêmes les plaies qu'ils ont infligées aux autres, jadis, à l'autre bout du monde. Tu sais que lors de la Conquista ils ont coupé les mains des Indiens et les ont laissés périr comme ça ?

CATHERINE Alors c'est à toi de t'en plaindre, maintenant ?

DIEOGE Je suis retourné là où il est né, à Ichegarray. C'est là, dans leur langue, que j'ai appris des choses sur le temps.

CATHERINE Le temps, on le connaît parfaitement en France. C'est le même pour tout le monde.

DIEGO Vous autres, vous pensez que le temps c'est ce qui dégouline à grosses gouttes de vos horloges, de vos pendules et de vos montres. Et voilà que vous gesticulez et agitez vos poignets pour produire des bulles dans cette eau stagnante qui est votre vie quotidienne et pour transformer en limonade ce qui par fermentation ne peut manquer de se faire vinaigre. Catherine, de cette limonade, je n'en ai pas pour toi.

CATHERINE Maman m'avait avertie que de toi, je n'aurais pas de cadeau, et que tu ferais plutôt la manche.

DIEGO Ce n'est donc pas un cadeau, que de savoir ?

CATHERINE De ton savoir à toi je n'en ai rien à faire.

DIEGO Tu préfères rester une jolie petite poupée à la Française, anorexique, bien maquillée, bien bête et bien rangée, manipulée par les fringues, la bouffe, la télé et le fric ?

CATHERINE Diego, le vrai problème, c'est que tes histoires m'ennuient. Des mecs comme toi, en plus jeune, j'en connais tellement. Tu es exactement le genre revendeur d'apocalypse qui veut faire un fonds de commerce des soi-disant mystères de la vie. Mais moi, pour les connaître je ne vais pas en Amérique latine, ni dans la brousse, je ne mange pas de la psilocybine, je ne fume même pas du shit. Je vais tout simplement dans les boites. C'est le ska et le reggae et la trance-music qui me racontent tout ça, en beaucoup mieux. En plus je danse, et là les gens ont toutes leurs dents, c'est plus beau à voir et à entendre. Bon. Faut que j'y aille.

DIEGO Oui, vous en France, vous avez de tout, en bouquins, en surgelé, au musée colonial, sur ordinateur, vous apprenez tout à la fac, tout pour évacuer les mystères et pour les remplacer par une équation et des produits consommables.

CATHERINE Tu vois, Diego, les handicapés, les minoritaires, les cinglés, c'est normal qu'ils se mettent à raconter des histoires, des blagues, pour se consoler. C'est leur façon de tenir le coup, la mégalomanie, c'est le plus pur produit de la misère finale, celle qui est sans issue. Ce n'est pas nécessaire que tu me racontes ces blagues à moi. Je n'accroche pas. Ce n'est pas parce que je suis ta fille en quelque sorte que je peux être ton psychiatre.

DIEGO Je ne suis pas malade, Catherine. Vous qui dites que je suis infect, des gens comme ta mère et comme Hervé, vous qui êtes à l'abri de tout, avec vos prothèses et vos fausses dents, vous qui êtes vaccinés contre tout, contre vos rêves et contre tout ce qui est plus instantané que le réel et plus évanescent que tout ce qui peut se boire et se bouffer, c'est vous qui êtes les vrais pauvres. Moi, je ne suis ni pauvre ni malade.

CATHERINE Non, pas du tout. Seulement toutes les montres du monde se sont conjurées contre toi, et le temps n'a qu'un seul initié, c'est toi, Diego Le Mystagogue ; car c'est un truc d'indigène, indien, aztèque, Quatzcoatl machin, et toi tu es le seul à être au courant.

DIEGO Calme-toi, Catherine, calme-toi.

CATHERINE Quand je pense qu'un grain de folie comme ça pourrait se trouver dans moi aussi, implanté dans mes gènes, délire inclus !

DIEGO C'est toi maintenant qui dis n'importe quoi.

CATHERINE Tu sais, papa, la vie est belle.

DIEGO Peut-être.

CATHERINE Et j'aime la France. C'est un beau pays où il y a des magasins superbes pour à peu près tout, sauf pour les existences.

DIEGO Tant mieux.

CATHERINE Même Hervé, ce salaud qui tout le temps était après moi dès que j'ai commencé à avoir des seins, je l'aime bien. Beaucoup plus que toi par exemple. - Tu sais, maman t'a menti. Ça fait longtemps que je ne me suis plus posé la question de qui je suis. De qui je tiens ceci, de qui je tiens cela.

DIEGO Quand était-ce donc ?

CATHERINE Je n'arrêtais pas de comparer mes lèvres, mes paupières, mes ongles avec celles d'Hervé, parce qu'ils m'avaient toujours dit que c'était lui mon père.

DIEGO Et quand as-tu appris la vérité ?

CATHERINE C'était le treize août 96, vers seize heures trente.

DIEGO Tu avais 14 ans.

CATHERINE 14 ans, neuf mois, six jours. C'est une amie de maman qui me l'a dit.

DIEGO Jusque là tu avais toujours cru que tu étais sa fille, à lui ?

CATHERINE J'étais furieuse. Ensuite j'étais triste. J'ai arrêté de manger pendant dix jours. Je ne voulais jamais plus manger à la maison. Puis je t'ai écrit une lettre. Lettre au père absent.


DIEGO Je pourrais la lire ?

CATHERINE Je l'ai mangée, figure-toi. Avec du citron. Et puis j'ai vomi, mais vomi, tu ne peux pas savoir. Et puis c'était fini, la grève de la faim.

DIEGO Sur les photos, c'est à partir de ce moment-là que tu es devenue maigrichonne.

CATHERINE Et puis j'ai dit à Hervé : Allons-y. Puisque on n'a rien à voir l'un avec l'autre.

DIEGO Tu n'avais que quatorze ans !

CATHERINE Quatorze ans, neuf mois, dix-sept jours. Il a eu peur, le salaud. Je lui ai fait tellement peur rien qu'en disant 'Prends-moi.' C'est un salaud pas possible.

DIEGO Tu as voulu maigrir au point de devenir minuscule, au point même de devenir zéro et de disparaître.

CATHERINE Et toi tu es encore plus salaud que lui. Tu n'as pas honte ?

DIEGO Cela, maigrir à ce point, c'est une tradition pour les femmes, dans notre famille. Dans celle que tu ne connais pas.

CATHERINE Et que je n'ai nulle envie de connaître, Tout cela, c'est terminé. Bon. Il faut que j'y aille.

DIEGO Ne pourrais-je pas t'accompagner au lycée ?

CATHERINE Tu cherches un lieu pour dormir ? Tu es dehors, dans la rue, c'est ça ?

DIEGO Que tu es bête, Catherine, dans ta petite tête. Le voilà qui grandit et ne cesse de grandir, pourpre et bleu, l'arbre que j'habite et dont je serai toujours le protégé, avec ses racines dans le ciel et ses feuilles dans la terre et avec son faucon qui lui vole tout autour.

CATHERINE Alors, va te coucher dans ton arbre. Moi, je ne veux surtout pas que mes copines me voient avec toi. Elles ne manqueraient pas de me demander 'Mais qui c'était, cette espèce de clodo qui n'arrêtait pas de t'emmerder avec son radotage ? Cette espèce de taré qui voulait t'en imposer avec ses balivernes à la con ?'

DIEGO Eh bien, tu leur diras tout simplement que cette espèce de clodo c'est ton père qui est revenu d'un long voyage d'affaires à l'étranger pour enfin retrouver son enfant et l'aider à savoir qui elle est et, partant de là, se choisir un deuxième nom, plus secret et plus stable, pour se désigner elle-même à elle-même, dans sa solitude.

CATHERINE La solitude, je n'en ai rien à faire, figure-toi. C'est toi qui es seul, qui es pauvre et qui es l'étranger. Et c'est surtout pas toi qui pourras me dire qui je suis.

DIEGO Même si je n'ai pas de renseignements à te donner, je peux te souhaiter la bienvenue parmi nous autres.

CATHERINE Je n'en ai rien à faire, de cette bienvenue.

DIEGO Tu n'as pas le choix.

CATHERINE Ta chaîne ancestrale, Diego, tu peux te la garder, autour de ton cou, si tu veux, pour t'y pendre.

DIEGO Tu ne peux pas la refuser parce qu'il y en a aucune autre pour toi.

CATHERINE Eh bien, si tu insistes pour être mon père donne-moi mon héritage et puis fiche-moi la paix.

DIEGO Mais ton héritage, Catherine, je tiens à te le donner, et c'est toi qui le refuses obstinément.

CATHERINE Donne-moi les cinq cents mille francs, avec les intérêts en plus si tu veux, il doit y en avoir pas mal, au bout de vingt ans, et je m'en irai contente.

DIEGO Tu penses que c'est l'argent qui fait la différence, c'est ça ? Mais moi je te dis que c'est le temps, le temps éclair.

CATHERINE Cinq cent mille francs, c'est pas cher, en indemnités pour les trop gros orteils que tu m'as collés.

DIEGO Je te demande pardon pour les orteils.

CATHERINE C'est quand même un secret que je t'ai confié. Faut le dire à personne.

DIEGO Je te le jure, Catherine.

CATHERINE Voilà, il y a Jean-Luc qui vient me chercher. Faut que je te laisse, Diego. Je ne te dis pas au revoir. Et je ne veux pas que maman continue à t'envoyer mes photos.

télécharger le texte complet de 'Portraits Blayais'

 

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde