Le jour se lève sur les Queyries | La
maison de Manu | Picon bière
Manu débarque vers midi, en plein rush de la sortie des bureaux.
Manu, mon copain d'enfance, avec son allure un peu déglinguée,
grand et mince, toujours un peu courbé, avec ses grandes chemises
qu' il ne rentre jamais dans ses pantalons, ses jeans délavés
et ses baskets plutôt moins lavées. Il cache encore, comme
quand il était gosse, ses yeux gris derrière sa mèche
blonde frisée. Il n'a pas le sourire aujourd'hui, je le sens préoccupé.
- Ça va, Manu ?
- Non.
- Qu'est ce qui ne va pas ?
Il avale d'un trait son verre
de rosé et s'en ressert un autre.
- Demain la maison, c'est fini, tu sais.
Il l'a dit d'une voix
basse, un peu pâteuse à cause du vin.
- Quelle maison ?
- La mienne, celle de mes parents, celle du quartier. Ils auront eu
ce qu'ils voulaient, non ? T'imagines, je suis né là moi.
Et ils ont tout muré et maintenant en plus ils vont détruire.
Tout ça pour de la tune, comme d'hab', et nous on reste là sans
rien dire, comme d'hab'.
Je sens qu'il s'énerve.
- Écoute, c'est pas nouveau, ça fait des années
qu'on le sait. J'essaye de le calmer. Qu'est-ce qu'on peut faire ? Je
n'attends pas une réponse.
- Ils nous prennent pour des cons. On vote, ou non, et après
on ferme notre gueule. Merde j'ai envie de leur foutre les jetons. Ils
détruiront pas la baraque, je te dis qu' ils le feront pas.
- Sois pas con, Manu. OK, c'est bon, t'es né là, t'as
tes souvenirs, t'as fait mille projets dans ta chambre, on a ramené des
copines, oui c'est vrai, mais un jour tes parents sont partis, ils ont
dû partir et ç'a été fini. Tu peux rien y faire.
- C'est une question de principes. On ne peut pas laisser mourir un
quartier comme ils l'ont fait.
Il allume une cigarette. On ne se dit plus rien, dans un silence complice.
- À quoi tu penses ? je lui demande.
- Demain je serai là avant les pelleteuses.
© Antonio Arévalo, 2001
D'origine espagnole, Antonio Arévalo est journaliste et animateur
de radio.
Texte extrait de 'Quai de Queyries' (éd. Culture Suds)