Les canards s'en lavent les pattes

En canot sur la Gironde :
 
Croisière 2008 à bord du canot Plénitude

par Jean-Bernard Forie


Jeudi 10 juillet

Aujourd’hui le beau temps persistant m’incite à revenir à Cordouan, porté par le début du jusant. Le ciel est un peu gris au début de la matinée, mais la couverture nuageuse se dissipe vite. La brise d’ouest que je remonte est franche et sans malice. Installé sur la mince lisse de bois lasuré qui ceinture le haut du bordage, je barre en négociant les ondulations de la houle. Même si la position est inconfortable, je peux voir correctement sur l’avant et placer l’étrave, d’un coup de barre précis, juste là où il faut pour limiter le jaillissement des embruns. La progression est rapide et c’est au milieu de la matinée que j’arrive au pied du phare.

Cordouan dès jeté l’ancre
Cordouan dès jeté l’ancre

Le plateau rocheux est encore entièrement recouvert d’eau. De petites crêtes déferlantes matérialisent le long banc de sable qui engraisse depuis déjà plusieurs années à l’est du plateau. Je repère la chaussée de maçonnerie qui conduit à l’entrée du phare parce qu’un grand poteau noir en matérialise l’extrémité. Je peux jeter l’ancre à une encablure de l’entrée du monument, dont les épais ventaux de bois verdis sont encore en partie sous l’eau. Les gardiens me font des saluts du haut du parapet qui ceinture la base de l’édifice. Pause casse-croûte en attendant que l’eau baisse encore.

Le phare pour moi tout seul Le phare pour moi tout seul
Cordouan au péril des flots… touristiques !

Une grosse vedette surgit et jette également l’ancre, en attendant de pouvoir déposer ses passagers. Ceux-ci embarquent sur un ponton ostréicole en aluminium que le petit navire remorque depuis Royan. Son gros moteur hors-bord rugit et l’embarcation vient se plaquer à deux ducs-d'Albe placés au pied de la cale. Celle-ci est encore recouverte de quelques centimètres d’eau, mais le « business » saisonnier exige qu’on ne perde pas de temps. La porte du phare, à peine hors d’eau, s’ouvre et avale le premier groupe de visiteurs de la journée. Ils surgissent bientôt sur le parapet, et on devine, en les voyant disparaître de nouveau, que le gardien leur a proposé de faire l’ascension rituelle. Quelques minutes plus tard les plus hardis resurgissent sur la passerelle métallique qui couronne le phare, juste au-dessous de sa lampe.

La cale va émerger La cale va émerger

Pour ma part, j’explore le plateau de Cordouan quand il découvre enfin. Je ne suis pas le seul à arpenter le sol rocheux encore humide et à contourner les grandes flaques qui restent çà et là. Partout on bute sur des pierres instables et des coquilles d’huîtres sauvages très coupantes. Les visiteurs les moins bien équipés se font mal aux pieds. Ils crient, gloussent et s’interpellent dans une ambiance bruyante et bon enfant.

Sur le plateau rocheux Sur le plateau rocheux

Je pense aussi au départ, et je devine que le vent, au retour, sera très rare. Je dresse le mât d’artimon et mets un peu d’ordre à bord. Sur la cale, les marins qui ont conduit la vedette à passagers (pas la première de ce matin, mais une autre : elles se succèdent continuellement au point que j’en perds le compte) discutent avec les gardiens du phare. Mon canot les amuse, ils me hèlent et, très cordialement, m’acceptent dans leur groupe.

La conversation se poursuit dans la maison des gardiens, autour d’un verre de café, en enchaînant des anecdotes bien de leur monde : récits de tempête (surtout celle de 99, encore dans tous les esprits), naufrages, chavirages, hommes à la mer, incendie, échouements et puis sur un mode plus plaisant des histoires de pêche, les gardiens du phare étant sur ce plan-là de fameux pêcheurs à pied, à la ligne ou autres engins. Le plateau rocheux sur lequel ils vivent leur offre il est vrai un terrain de chasse de premier choix.

Du haut du phare
Du haut du phare

Puis cette causerie s’achève brusquement quand le gardien-chef, avec enthousiasme, nous propose une visite guidée de « son » phare. En regroupant au passage une dizaine de visiteurs, il se transforme en cicérone intarissable et, il faut le dire, tout à fait passionnant. Il nous fait revivre une fois de plus la tempête cataclysmique du 27 décembre 1999, quand les vagues passaient par-dessus le parapet au point que, malgré la présence de larges « dalots » pour faciliter l’écoulement des eaux, il y avait en permanence un mètre d’eau dans la cour et les logements des gardiens. Ceux-ci ont été obligés, pour rester à peu près au sec, de passer cette épouvantable nuit debout sur la table de leur cuisine, dans leur logement au pied du monument. Il nous montre aussi l’emplacement des pierres de la corniche en haut du premier étage, qu’une vague exceptionnelle a réussi, dans un coup de boutoir formidable, à desceller et à faire tomber avec fracas dans la cour du phare ! Mais l’ennemi insidieux, ici, bien plus que les tempêtes, c’est l’humidité saline qui ronge les pierres et les boiseries vénérables dont elles sont recouvertes à l’intérieur. Une humidité omniprésente qui corrode les groupes électrogènes ainsi que tout le matériel nécessaire au bon fonctionnement de la lanterne du phare, et qui oblige à un entretien méticuleux et permanent.

La marée montante renvoie le phare à sa solitude

Mais l’après-midi est déjà bien avancée et le retour de la marée nous incite tous, marins professionnels ou de plaisance, à regagner « le continent ». En effet, le long banc de sable qui déborde la rive est du plateau a accueilli pendant la journée plusieurs dizaines de bateaux de plaisance venus principalement de Royan, et leurs équipages s’activent à cette heure à les remettre à flot. Arc-boutés à leurs coques de plastique que le ressac bouscule, ils les poussent avec plus ou moins de facilité jusqu’à ce qu’une petite transhumance nautique quitte Cordouan dans des rires, des appels et des rugissements de moteurs hors-bords, avant de se disperser et de disparaître dans le lointain. Je navigue un moment de conserve avec un petit voilier habitable dont les passagers me prennent en photo, puis ils mettent le cap vers Saint-Georges-de-Didonne, et je reste seul.

Contre jour Cordouan
Contre jour Cordouan

La Pointe de Grave se rapproche. La misaine tangonée avec un long bambou, je trace un sillage minuscule. Comme souvent par temps calme, il faut être patient. Une fois parée la pointe, le vent revient et j’accélère pour aborder de nouveau dans l’Anse du Conseiller. Trois cygnes venant du nord-ouest me survolent à cet instant, dans un grand bruit d’air froissé en cadence par leurs ailes immenses.

J’admire le coucher du soleil en me dégourdissant les jambes sur le rivage. Au crépuscule, je récupère le petit butin de bois flotté caché en haut de l’estran. Je démonte une partie des réserves de flottabilité pour pouvoir tout embarquer, et comme celles-ci ne trouvent plus de place à bord je les prends en remorque au bout d’une longue amarre. Je quitte l’anse en pleine nuit pour aller jeter l’ancre en eau profonde, à l’écart du rivage (et pour rester à l’abri des moustiques, très agressifs cette fois-ci, inexplicablement).

Dernière nuit (blanche !)

Mais une fois terminée la manœuvre de mouillage et rangé le canot après un frugal dîner, une question dérangeante se pose : comment dormir correctement sur cette cargaison de bois qui occupe tout l’espace où je m’allonge habituellement ? Plié en chien de fusil sur les planches, je passe une première partie de nuit très peu reposante.


Mercredi 9 juillet | Vendredi 11 juillet


 

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