Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - été 2003

par Jean-Bernard Forie
Photos : Jean-Bernard Forie


Lundi 28 juillet 2003

Le soleil me réveille, il fait beau et chaud, avec un ciel sans nuage. Il n’y a pas un souffle de vent. Après les deux jours précédents, très dynamiques, voilà une baisse de rythme qui me déroute.

Disparition du vent

Je me mets aux avirons, il n’y a pas d’autre choix. Aidé par le courant, je progresse lentement. Il y a toujours quelque chose à admirer sur l’eau, et cela me distrait : passage de cargos, de voiliers, de petits bateaux de pêche, sans oublier le vol des mouettes et des cormorans. Un petit bateau à moteur s’approche. Il arbore une timonerie surdimensionnée, une paire de vélos est posée sur la plage avant, et ses passagers en maillots de bain, un couple entre quarante et cinquante ans, me hèlent. Pour eux, quelqu’un qui tire sur les avirons au milieu de l’estuaire ne peut être qu’en panne de moteur. Il faut donc que je leur explique posément que d’abord je n’ai pas de moteur et qu’au surplus si je suis aux avirons, c’est par plaisir. Finalement, après un petit moment de discussion, ils repartent.

Anse de la Chambrette, l'épave mystérieuse Anse de la Chambrette, l'épave mystérieuse
Photo J-B Forie

À midi, après deux ou trois heures d’effort, un souffle infime m’envoie dans l’anse de la Chambrette, un peu avant l’heure de la renverse. Là où j’ai posé l’étrave de mon canot, devant moi, émergent du sable les extrémités verdies d’une série de membrures.

Épave de chalutier aux formes rondes ou bien épave de gabarre ? La forme des membrures, la présence de certains renforts, dans ce qui semble la partie avant, donnent à croire qu’il s’agit d’un bateau très ancien, peut-être même plus ancien qu’une gabarre. Tout cela est passionnant, mais la brise de l’après-midi commence à montrer sa force et le ressac s’enfle sur la plage, avec l’arrivée de la marée montante.

Je rembarque et vais mouiller à petite distance de la côte. Je passe un après-midi assez semblable à celui de la veille : sieste dans le fond du canot, observation du temps, mesure de la force du vent avec mon petit anémomètre, et surtout attente.

Départ pour Cordouan

J’ai prévu de partir à l’étale de haute mer pour le plateau de Cordouan, au louvoyage contre une bonne brise d’ouest de force 3. Je prends donc par avance un ris dans la misaine, calmement, et prépare le canot.

18h, c’est l’étale et les premiers bateaux de la zone de mouillage commencent à éviter sur leur câble. J’engage le long et mince balestron en tube d’aluminium peint en blanc dans la cosse d’empointure de la voile et je l’étarque fermement. La voile prend sa forme, et il ne me reste plus qu’à relever l’ancre et prendre la barre. Départ du mouillage vent arrière, puis je borde l’écoute à grandes brassées pour un bord de louvoyage.

Très vite, je m’engage dans la veine de fort courant qui défile devant la pointe de Grave : le vent d’ouest et le jusant s’affrontent et creusent le clapot, la partie avant du fond plat encaisse des claques sonores, l’embrun gicle et le mât sans hauban se cintre. Ici, l’eau est enfin d’un vert de jade, ici enfin tout sent la mer.

Quelle tournure les choses peuvent-elles prendre ? Le vent va-t-il forcir ou faiblir ? Le clapot va-t-il s’amortir ? Est-il plus faible ailleurs ? Je cherche une tactique pour progresser efficacement. Les parages de la pointe de Grave étant décidément trop agités, je décide de continuer ma route jusqu’à la rive charentaise, et c’est ainsi que j’arrive devant Saint-Palais-sur-Mer, presque au pied de la falaise. Devant une des maisons qui la surplombent est installé un petit banc d’où un couple me regarde. Cet échange de regards, sans un mot, sans un geste, donne toute sa densité à l’instant. Ils pourraient agiter un bras, crier quelque chose, se lever… Mais non, ils restent assis et ils regardent.

Me voilà bien trop près de la côte et je vire de bord. Cordouan est maintenant devant mon étrave. L’eau est plus plate et le vent un soupçon moins fort : le but tant rêvé est à ma portée et je vogue, émerveillé, vers ce phare qui grandit, grossit, et sort lentement de la mer comme une Atlantide de pierre blanche.

Mais cette Atlantide-là se protège par une enceinte de hauts fonds sur lesquels la houle sait être meurtrière. Je longe donc en m’approchant un grand banc de sable qui semble barrer l’estuaire vers l’ouest, et où de petites vagues déferlent.

Cordouan, le poteau qui déborde la cale Cordouan, le poteau qui déborde la cale
Photo J-B Forie

Il est huit heures du soir et le soleil a déjà beaucoup baissé. Il illumine de sa lumière rasante et dorée les crêtes des vagues qui déferlent sur le sable blond. Les bancs déjà émergent, nus et arrondis comme de longs corps sensuels et sans défaut. Le ressac murmure, les oiseaux de mer s’appellent à grands cris, le soleil tangente presque l’horizon. Moment émouvant et superbe de solitude marine ! Me voilà ici, en mer, entouré de ces hauts fonds qui n’émergent que quelques heures chaque jour, avec toute l’embouchure de l’estuaire devant moi, prolongée vers le sud par la côte rectiligne et sableuse des landes de Gascogne.

Je vise un petit poteau noir au pied du phare, qui indique l’emplacement de la cale. La dérive touche le fond, les eaux transparentes laissent voir un fond de sable parsemé de roches avec quelques algues noires, puis soudain il n’y a plus que quelques centimètres d’eau : je suis sur la cale et j’y échoue mon canot. Une muette prière d’action de grâce monte de mon cœur. Toute la tension de cette journée, des jours de navigation continuelle depuis le départ de Libourne, des mois passés à préparer le « canot » depuis que je me suis engagé dans ce projet s’évapore : j’y suis arrivé…

Au sommet du phare

L’eau se retire très vite et me voici complètement à sec. La cale découvre sur toute sa longueur et le gardien, très amusé par cette visite tardive d’un bateau si petit, s’approche de moi en souriant. Je lui raconte d’où je viens et qui je suis, puis il me propose d'entrer dans « son » phare où il vit avec sa fille, en vacances avec lui, et un autre jeune gardien. Il a accompagné des touristes toute la journée à l’intérieur du phare pour le faire visiter, et je comprends qu’il en ait « plein les jambes », aussi, après avoir allumé l’éclairage intérieur, me propose-t-il d’aller le visiter tout seul. Un phare pour moi tout seul ? Je ne me le fais pas dire deux fois et je m’engage dans l’escalier en colimaçon.

D’abord une pièce de réception dite « la chambre du roi », puis la chapelle. Elle est plongée dans l’obscurité quand j’y rentre, mais un œil infrarouge me détecte et la pièce s’illumine brusquement. Une statue de la Vierge me surplombe dans sa niche voûtée, je découvre aussi des ex-voto, des cierges et un christ en croix qui habitent l’endroit. Des cris d’oiseaux et le bruit du ressac, assourdis par l’épaisseur des murs, composent une sorte de murmure, de psalmodie lointaine qui semble sortir des murs mêmes. Lentement, je continue mon ascension. Le phare se rétrécit, la lumière du crépuscule s’amenuise, j’avance presque à tâtons dans la chambre du gardien décorée de lambris de bois sombre et enfin, par une petite porte restée ouverte, me retrouve sur l’étroit balcon de fer qui ceinture le sommet du phare, juste sous la lanterne qui tourne et jette déjà ses éclats en cadence à travers l’étendue marine.

De là-haut, je contemple le plateau de Cordouan avec ses plaques de roches et ses masses d’algues. Au delà, à perte de vue, les flots tranquilles s’assombrissent lentement, passent au mauve profond, puis au noir d’encre. Je suis au bord du monde. Tout ici est sublime, mais fugace. Il faut redescendre.

Je retrouve les gardiens installés dans leur cuisine. On m’offre l’apéritif et un morceau de gâteau, ensuite je me retire. Je dois être à bord quand la marée remontera.

En bordure des brisants

Je dîne au clair de lune, puis range et assèche le bateau des embruns qui sont tombés à bord cet après-midi. Une multitude incroyable de petits crabes verts sortent de dessous les algues découvertes et je les entends qui trottinent aux alentours et les plus hardis entreprennent d’escalader mes bottes. Mais voilà que la marée accourt et vient recouvrir promptement le plateau. Je raccourcis mon câble d’ancre, que j’avais filé en grand pour venir m’échouer sur la cale du phare. Je reviens donc en eau relativement profonde, tout en restant protégé par deux longs bancs de sable qui émergent encore et empêchent la houle de venir déferler jusqu’à moi. J’ai revêtu mon ciré pour dormir au chaud sur le fond du bateau, mais surtout je devine qu’à partir du moment où les bancs qui entourent mon ancrage seront recouverts, ma position va devenir inconfortable, voire délicate. Pas question de partir pourtant, il n’y a pas de bouée lumineuse pour indiquer le chenal entre les hauts fonds à l’est de Cordouan, et je n’ai pas pensé à prendre un relèvement de sortie.

Toutefois, le temps est calme et j’essaie de prendre un peu de repos, bien emmitouflé dans mon ciré, la capuche rabattue sur le visage. Mais la nuit amplifie les sons : les vagues qui déferlent tout près en rugissant me font me redresser d’un bond sur mon séant : que va-t-il se passer ? Pour moi qui suis au ras de l’eau, les lumières de la côte, vers Royan, sont masquées à intervalles réguliers par le passage des grosses masses sombres des lames qui roulent vers l’entrée de l’estuaire. Les bancs de sable ont disparu, mais font trébucher cette houle du large qui se brise dessus. L’obscurité est tout emplie de la clameur du ressac, et le fracas de chaque vague qui déferle donne l’impression qu’elle va venir s’écrouler dans le canot. La surface de l’eau est très agitée et le pauvre Plénitude embarde, tangue et roule toute la nuit.


Dimanche 27 juillet | Mardi 29 juillet


Estuaire intime En canot sur l'estuaire
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