Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - septembre 1994

par Jean-Bernard Forie


Mercredi 8 septembre 1994

Matinée grise, clapoteuse et incertaine. Où serai-je ce soir ? Que seront le vent et les flots ? Je pousse le gabarot jusqu'au ponton d'escale qui se trouve près de l'entrée du port. Un pêcheur s'approche alors que je déjeune d'un pamplemousse : « Ce n'est pas prudent de rester dans ces parages, avec ce qui prévu dans la journée... » me lance-t-il d'un air entendu. La marée continue de monter, de plus j'envisage difficilement de remonter au vent dans la brise avec ma dérive en si mauvais état. J'échafaude alors un plan en vitesse : utiliser la brise à rafales pour aller à Libourne vent arrière et de là remonter l'Isle avec l'aide de la marée. Un programme de navigation adaptée à un temps tellement incertain. Je largue les amarres et le vent et le courant m'emportent.

Je longe la corniche de Gironde : Bayon, Roque de Thau, mais voilà que la brise faiblit, que le courant s'inverse, entraînant des masses de roseaux, de branches et de débris de toutes sortes qui s'agglomèrent en gros paquets. Certains se prennent dans le gouvernail, en passant sous la coque, et il faut les dégager à la main. Je découvre combien l'eau est chaude en cette saison. Le jusant commence à donner sa pleine mesure et je cule bientôt faute de vent. Impossible de remonter le fleuve et d'espérer atteindre Libourne, il faut changer de projet. Je traverse alors l'estuaire en diagonale et aborde à l'île Verte.

L'île Verte
Escale à l'île Verte

Je pose l'Espérance dans la première dentelure du rivage qui se présente, sur un lit de vase très molle. Je m'aventure à travers le massif de roseaux qui masque la berge et j'essaie de pénétrer dans l'île. C'est une déception : après les roseaux il y a une digue très abrupte et ensuite un profond fossé de drainage envahi par les ronces. A part les points de débarquement proches de lieux habités, l'île semble plutôt inabordable. Qu'importe, je remonte à bord et déjeune.

Le gouvernail réclame aussi d'améliorer encore le chevillage de ses ferrures. Nous sommes à mi-marée et la berge découvre largement. Malgré un peu de pluie le temps est vraiment très maniable et je reprends mon idée initiale d'essayer d'atteindre l'embouchure. La question maintenant, c'est de remettre mon bateau à l'eau. Je pousse l'étrave mais rien ne se passe. Malgré mes efforts elle paraît collée à la vase. Je change de méthode : je fais aller l'étrave de droite à gauche, comme pour faire pivoter le bateau. Avec un bruit de succion l'air passe sous la coque qui commence à glisser sur la vase. Je n'ai que le temps de sauter dedans et la lourde coque dévale la pente douce en accélérant dans un long chuintement. Le tableau arrière frappe l'eau avec un « splash » retentissant !

A la pagaie encore je longe lentement l'île. Ensuite, à peu près à hauteur de Fort-Médoc je largue le raban de la voile et cours grand largue. La brise, l'instant d'après repasse à l'ouest nord-ouest, contraire et accompagnée de pluie. Finalement, elle tombe complètement et le seul souffle perceptible correspond au déplacement du courant. J'amène la voile et continue à la pagaie. Pauillac n'est plus loin. Dans cet endroit, malgré la pluie, il y a un peu de monde. Deux forts bateaux de pêche avec leurs tangons abaissés pêchent la crevette. Une yole, avec à son bord un très jeune pêcheur, relève à proximité de moi ses nasses à anguilles. La pluie redouble et, inévitablement, nous échangeons notre opinion sur le temps : « Beau temps, hein ! » « Ha oui, beau temps ! » Et le courant immédiatement nous éloigne l'un de l'autre.

La digue de Pauillac m'écrase de sa masse de palplanches brunes. Je me glisse  dans le port et cours vite me dégourdir les jambes à terre. Inévitablement, apparaît sur le ponton où je termine ma manœuvre d'amarrage « le gars ». L'oeil rond, les bras ballants, il se fige à proximité du spectacle qu'il considère, inerte, statique, inamoviblement curieux. Dès que je m'écarte du bateau il bondit, aimable, et se pare d'un sourire : « D'où venez-vous avec ce bateau ? » Et il me faut tout dire, ou plutôt je me fais un devoir de tout dire au préposé à la curiosité publique, afin qu'il reçoive la ration d'étrangeté qu'il revendique. Mais cette fois-ci un rideau de pluie l'efface rapidement.

Quelques instants plus tard je rencontre un plaisancier de Bordeaux, Christian L, armateur comblé du superbe Jabadao. C'est un cotre de plaisance construit en Bretagne il y a cinquante ans, tout en chêne et acajou. Le « canote » est pimpant comme à son neuvage quoique desservi, de l'aveu même de son propriétaire, par une grand-voile à corne trop importante, qui le déséquilibre quelque peu. Mais c'est un trait de caractère plus qu'un défaut. Devinez de quoi nous parlons, en arpentant le quai : de nos bateaux respectifs et des beautés secrètes de l'estuaire. Christian me propose de passer la nuit chez lui, bien au chaud, plutôt qu'exposé à la pluie au fond de mon frêle esquif. C'est très aimable, mais je souhaite rapprocher le gabarot de Saint-Seurin-de-Cadourne, où il réside. La marée descend dès vingt heures et la brise légère est portante. C'est entendu, nous nous retrouverons à vingt-deux heures sur l'extrémité de la cale du minuscule port de Saint-Estèphe.

Voici l'heure d'appareiller. La brise est au rendez-vous et la lourde coque, beauté sauvage fardée de goudron et d'huile de lin, s'envole. Un grand paquebot blanc me dépasse, alors que tombe la nuit. Après le terminal pétrolier la rive oblique légèrement et je peux passer au vent arrière. A part les phares des voitures qui matérialisent la route côtière, l'obscurité est totale, seuls quelques lampes et lampadaires signalant le hameau du port de Saint-Estèphe. J'aperçois un rapide clignotement, c'est le phare portatif de Christian. Nous voici arrivés et j'amène la voile. Au moment de relever la dérive celle-ci se casse en deux. Elle a duré plus longtemps que je ne le pensais après avoir talonné en longeant l'île Verte mais cette avarie va se révéler plus tard lourde de conséquences.

La voiture de Christian est au bout de la cale et nous y chargeons mes affaires les plus précieuses. Ensuite, l'Espérance échouée au bas de la cale est amarrée à la voiture et nous traînons ainsi mon bateau tout en haut de la cale hors d'atteinte de la future marée. La sole en sapin de trente millimètres d'épaisseur supporte sans broncher cette façon de faire expéditive, aidée quand même par trois rouleaux de bois que je glisse dessous et qui font partie de l'armement du bord (ils avaient été débités il y a bien longtemps dans le fût d'un vieil aviron récupéré à la dérive dans le bassin à flot de Bacalan).

L'accueil que Christian et sa femme Catherine me réservent dans leur foyer est véritablement adorable et mes hôtes poussent l'obligeance jusqu'à me procurer une prévision du temps sur cinq jours ! C'est une prestation de Météo-France dont je sais qu'elle n'est pas gratuite. Je m'endors sous une couette chaude et moelleuse, douché et rasé de près alors que dehors les ténèbres mugissent et cinglent les carreaux de la fenêtre de rafales de pluie.  


Mardi 7 septembre | Jeudi 9 septembre

 

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde