Les canards s'en lavent les pattes

Croisière en gabarot - avril 1992

par Jean-Bernard Forie
Illustrations de Michel Vignau


Jeudi 16 avril 1992

Averses, vent de nord-ouest à nord 5 à 6 Beaufort, fortes rafales sous averses, mer forte puis agitée avec houle 2,50 à 3 mètres s'amortissant très lentement.
Temps observé sur la côte (La Coubre)  : averses, vent ouest 21 nœuds avec rafales 35 nœuds, mer agitée, pression 1022 hPa.

Aujourd'hui, à l'aube, le temps semble nettement plus maniable. Il faut partir, et le plus tôt sera le mieux. Je décide d'appareiller malgré la marée descendante, et de remonter le jusant à la voile (on est en fin de marée) pour gagner du temps, puis de remonter sur Blaye d'une seule traite.

A la pagaie, je descends lentement le chenal de Mortagne. Afin de ne pas dériver excessivement dans les rafales, j'installe la dérive latérale. Sur le moment, cela me paraît une bonne idée mais immédiatement après cela aura des conséquences funestes.

Me voici en dehors du chenal. Je m'avance auprès du mât pour établir la voile. La force de la brise m'incite à ne la hisser qu'à moitié. Dans cette houle, le bateau tombe en travers et roule énormément, le tolet de dérive ne le supporte pas et se brise, alors qu'il était tout neuf. J'embarque la lourde planche grossièrement profilée et je file vent arrière. Le gabarot s'envole, la toile établie plus ou moins en catastrophe, en paquet, ressemble plus à un parapluie à moitié retourné qu'à une voile de bateau. Ce parapluie-là dégage malgré tout une poussée étonnante. Au sommet des vagues la coque déjauge  et surfe sur une cascade d'eau, la pagaie de gouverne devient dure à tenir, le système d'écoute, tout embrouillé, ne peut pas être réglé, il est définitivement bloqué à l'allure du vent arrière.

L'inconvénient de cette situation, c'est que la voile est très basse et qu'il est presque impossible de voir où l'on va sous le paquet de toile et de bambous emmêlés qui s'empile sur le barrot du mât. Je fonce donc de manière insensée, sans rien voir devant si ce n'est un bout d'étrave qui enfourne horriblement dans le dos des vagues qu'il rattrape. L'eau s'accumule à l'intérieur, la côte défile lentement. Main sur main, l'Espérance remonte le courant. Terrible lutte de patience : je gagne du terrain, mais les eaux de l'estuaire me mangent : qui l'emportera ? Faut-il perdre de la bonne route, amener la toile, mettre de l'ordre dans le gréement et écoper ?

L'eau s'accumule à l'arrière où je dois m'installer pour gouverner. Les planchers flottent, tout est trempé à bord, l'arrière est dangereusement bas sur l'eau. De temps en temps, non loin de moi, une crête déferle et son grondement m'alarme. J'ai la tête comme sur des ressorts : parer la lame qui vient de l'arrière, négocier le départ au surf, avec ces longues, excitantes et mortelles secondes de folle glissade, la vague d'étrave devenant si grosse qu'elle surplombe le bord au niveau du maître couple et se déverse dans les fonds. Enfin, l' « atterrissage » au creux des lames, la pièce d'étrave qui plonge, les litres d'eau grise qui dégoulinent dans le fond de la lourde coque en laissant sur les bordages des traînées de limon.

Une accalmie semble se faire entre deux grains : je viens en travers, largue la drisse, amène la toile, me bats contre ce vent qui s'engouffre dedans et tente de la re-hisser partiellement puis, empoignant la grosse écope d'ostréiculteur en bois massif, je m'emploie à assécher les fonds…frénétiquement.

La renverse enfin se fait, et les lames courent désormais dans le même sens que la marée, ce qui réduit leur agressivité. Je reprends ma route, hisse la voile qui s'établit encore plus horriblement que la première fois et, malgré cela, la course folle reprend de plus belle. La rive défile très vite et il semble tentant, pour suivre le vent, d'aller au milieu de l'estuaire mais je sais qu'alors ce serait prendre le risque de passer sur certains hauts fonds, sur lesquels par ce temps se lève une houle déferlante et dangereuse. Je préfère rester à une encablure de l'estran : en cas de problème, c'est plus sage…

Il faut dire que la vitesse à laquelle le gabarot se remplit est inquiétante, alors que les surfs et le déferlement des lames ont repris. Il faudrait écoper d'urgence mais je retarde cette opération, croyant  arriver bientôt en eau plus calme, à l'abri des îles. En attendant, l'eau s'accumule à l'arrière, j'en ai jusqu'à mi-bottes. Le tableau arrière est affreusement enfoncé dans l'eau. Voici une lame qui s'approche, l'Espérance ne peut soulager, la vague recouvre le tableau arrière. JE SUIS EN TRAIN DE SOMBRER PAR L'ARRIÈRE !

La vague continue son chemin, la lourde masse d'eau grise qui ballotte à bord oscille de l'avant à l'arrière. Je flotte encore.  Sans réfléchir plus longtemps, en quelques vigoureux coups de pagaie je pose le gabarot sur la berge où, heureusement, malgré ce temps à grains, le ressac est minuscule.

De nouveau, il faut écoper, manger un peu, et remédier au désordre du gréement. Allez, il faut profiter de la marée favorable ! Je pousse la coque à l'eau, et la galopade reprend comme avant. Je guette l'abri des îles mais, dans la passe de Saintonge où je navigue, les fonds remontent, et la houle semble se faire plus creuse. Voici de nouveau des paquets d'eau qui se déversent à bord. Les heures se succèdent et c'est toujours la même bataille contre l'engloutissement. Coup sur coup, deux vagues me surprennent : de nouveau il va falloir se poser sur la côte pour écoper. Ici, le ressac paraît beaucoup plus violent mais je n'ai plus le choix. Impossible d'atteindre le port des Callonges, si proche pourtant ! L'arrivée dans les rouleaux est catastrophique, c'est la mise à la côte, comme celles représentées sur les peintures de l'époque romantique et les ex-voto des églises.

La coque ivre d'eau ne peut esquiver le choc des déferlantes qui la recouvrent de bout en bout, et moi-même je ne peux rien faire, trempé, bousculé et souffleté par les rouleaux. Soudain, une lueur se fait dans mon esprit : ne pas perdre de temps dans un renflouement que je sais impossible, sauver plutôt le matériel, puis contrôler la coque, que la marée va inévitablement porter jusqu'au sommet de l'estran.

Le naufrageLe naufrage

J'empoigne alors mon sac à dos trempé, ainsi que le bidon aux vivres et je cours, je titube plutôt sur la vase molle, jusqu'à la berge, la prairie salée où les grandes marées ont déposé les corps blanchis de grands arbres. Je reviens vers le bateau, j'empoigne tout ce que je peux saisir : les planchers, les sacs étanches, mes deux pagaies et l'écope, si précieuse. Je cours, je multiplie les allers et retours. Je cours crocher le grappin le plus haut possible, entre les racines noueuses d'une grosse souche, je m'agrippe au câble pour soulager le bateau. Une série de déferlantes chavire la coque et je voie le matériel rangé sous les bancs disparaître dans les flots. Mes tennis ! Mon amarre de rechange ! Ma lanterne, les fusées et le matériel d'urgence, l'outillage : c'est la cruelle mise à sac du naufrage, le pillage chaotique par les flots aveugles et brutaux.

La coque a fait un tour complet sur elle-même et le câble du grappin est passé autour du mât et de la voile, qu'il étrangle, broyant les bambous. La vergue est déjà brisée en deux morceaux qui ballottent à côté du mât. La marée a monté très vite, voilà qu'elle attaque le plateau herbeux et le ressac gagne en intensité, car la berge est assez accore. Comment la coque n'a-t-elle pas été défoncée dans ce pilonnage ? Comment a-t-elle pu sauter le rebord de la rive et atterrir en plein champ, pleine d'eau à ras bord, son gréement détruit mais à part cela intacte et étanche ?! Quel miracle s'est alors accompli qui a transformé un naufrage probable en un sauvetage certain ? Cela, je ne saurais le dire, en vérité, car, ayant vu que je ne pouvais rien d'utile pour l'Espérance, j'avais pendant ce temps transporté mes affaires jusqu'à une sorte de petite remise en dur au bord d'un champ. Malgré le matériel agricole qui l'encombrait, elle était si bien close et aménagée que je décidai d'en faire mon abri pour la nuit. Une fois séché et habillé de vêtements à peu près secs, je revins à la rive pour y retrouver le gabarot comme je l'ai dit, c'est-à-dire presque intact et déjà hors d'atteinte de la marée qui redescendait.

Cette situation contrarie mes plans. Il me faut marcher jusqu'au village le plus proche (Saint-Ciers, à 7 kilomètres) pour y téléphoner et acheter un bout de pain, ainsi que pour me renseigner sur les horaires des cars. Même en s'aidant d'un peu d'auto- stop, 14 km de marche, c'est beaucoup, et lorsque je regagne ma cabane perdue dans les fourrés au bord de l'estuaire, il fait nuit. Heureusement, dans un coin de la remise, il y a une petite cheminée d'angle et, en puisant dans un tas de bûchettes qui se trouve là, j'allume un petit feu. Dans l'obscurité s'élèvent des flammes qui me réconfortent, et je dîne avec leur lumière, en faisant sécher mes vêtements. Le naufragé se porte bien. Je dors au chevet d'un tas de braises chaudes et demain sera un autre jour !


Mercredi 15 avril | Vendredi 17 avril


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