Crépuscule sur Cordouan
Vous êtes ici : Accueil > L'estuaire des artistes > Création artistique à Talmont > Christian Lippinois

Talmont-sur-Gironde

Une démarche de création artistique au fil des mois
 
2 mai, presqu'île de Talmont —Vent d'ouest, les brisées du fleuve sur l'estran, la falaise de Meschers sous la brume. Dans la prairie tamaris et marronniers en fleurs, fougues des pollens. Dans la cité glycines, iris, premières roses, derniers lilas. À présent sont calligraphiés et gréés sur leurs suspentes trente-sept draps et taies. Cette matière première attend d'être livrée au Syndicat Mixte pour la Restauration et l'Animation du Site de Talmont. Une prochaine réunion de travail viendra confirmer les propositions de distribution de ces draps dans la cité et ses alentours. Vient à présent le temps d'un regard en arrière, d'une relecture éclairée par les choix opérés: c'est au fond la raison d'être de ce journal. À la lumière des calligraphies réalisées, relire le texte inaugural qui énonce en date du 20 février : Plus le territoire s'ensauvage, se dérobe, plus la lignée s'affirme, se structure. Quand le territoire résiste, voire se soustrait à l'appropriation, c'est la lignée qui tient lieu de territoire. —mot à prendre dans l'acception que lui donnent Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur ouvrage Mille Plateaux : "Le territoire c'est d'abord la distance critique entre deux êtres de même espèce : marquer ses distances." Il s'agit ici de deux êtres collectifs, deux sociétés, celle de pleine eau et celle de la terre ferme. Le territoire des pêcheurs, fragment de l'espace estuarien, se double d'une dimension culturelle : marquer ses distances se joue d'abord ici. De même le concept de lignée —série des hommes et des femmes qui s'engendrent —englobe le patrimoine immatériel, la mémoire accumulée, l'espace culturel. C'est de ce territoire-là que fuse la parole des femmes. "C'est pourquoi le territoire n'est pas un lieu, mais un acte, qui arrache sur le chaos du milieu des forces qu'il condense et qu'il rend visibles", commente Anne Sauvagnargues. Ces forces arrachées les voilà griffées sur l'étoffe, sépia sur vase. Deleuze et Guattari toujours  : "Écrire n'a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir." Bornage donc de l'arpent identitaire, apnées en mémoire profonde, îlots de clarté dans la nuit des lignées, touches visant à palper le terrain —la cartographie viendra plus tard —incursions en quête des points forts, des lieux d'intensités : les racines du fonds patrimonial, bloc d'où prend élan et consistance la dynamique de la transmission. Mille Plateaux poursuit : "Il n'y a pas de différence entre ce dont parle un livre et la manière dont il est fait [...] On se demandera avec quoi il fonctionne, en connexion de quoi il fait passer des intensités, dans quelles multiplicités il introduit et métamorphose la sienne [...]" Ces draps calligraphiés forment autant de pages d'un livre, tissu-mémoire déchiré, rapiécé, livré au vent qui rebat l'estuaire, mémoire enveloppante, parole organique jaillie sans ordre, chaînons pouvant faire pièce par grappes, par lignes, se maillant aux rues et places. "Mais la seule question quand on écrit, c'est de savoir avec quelle autre machine la machine littéraire peut être branchée, doit être branchée pour fonctionner." Avec quoi fonctionnera ce livre de vent, quelles seront ses connexions avec le monde des visiteurs ? Une telle question pourrait bien être l'enjeu de la journée du 18 juin prochain.

Mille Plateaux, Gilles Deleuze, Chaire de philosophie de Paris VIII, et Félix Guattari, psychiatre, Editions de Minuit, 1980. Anne Sauvagnargues "La philosophie de Deleuze", ouvrage collectif, Presses Universitaires de France, 2004. Annes Sauvagnargues est maître de conférences à l'Ecole Nationale Supérieure des Sciences Humaines.

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde