Lettres d'estuaires
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Pépette et le créac (conte)

dessin de l'auteur

Il était une fois, il y a bien longtemps, une vieille maison au bord de la Rivière. Les tuiles disjointes n'empêchaient pas toujours la pluie d'entrer par le toit. Aux grandes marées la Rivière venait lécher la terre battue de l'unique pièce. Trois personnes vivaient dans cette masure : Baptistin le pêcheur, la Mariette, sa femme et la petite Paulette que tout le monde appelait Pépette. Leur fortune se résumait en un vieux bahut rongé par les vers, une table, deux bancs et deux lits en croûte de pin recouverts de paillasses. Mais il y avait aussi la yole* avec ses avirons, sa voile et les trois filets: la trirolle* la bichareyre* et la créaqueyre* Je laisserai de côté la dizaine de bourgnes* qui ne sortaient de la Rivière que le temps de livrer leurs trésors d'anguilles et de chevrettes suivant la saison. Le poisson était abondant, et la famille aurait pu vivre dans de bonnes conditions.

Seulement voilà: chaque fois que Baptistin revenait de vendre son poisson, il s'arrêtait dans chacun des quatre bistrots que comptait le chef-lieu de canton. Là, il discutait avec les uns et les autres, et les tournées de vin blanc se suivaient à une telle cadence, que la moitié de la vente de sa. pêche y passait. Quand il rentrait chez lui, en titubant, il était tellement soûl que, s'il renversait une cruche, il accusait la Mariette et la rouait de coups. Dans ce cas, Pépette allait se cacher dans les buissons qui bordaient la Rivière, près de la conche où Baptistin amarrait sa yole. Elle racontait ses angoisses et ses chagrins aux petites vagues qui clapotaient contre la coque du bateau.

Ce soir là, Baptistin était rentré de la. pêche complètement ivre. Il avait rencontré sur l'eau un copain gabarier qui lui avait donné une dame-jeanne de vin contre quelques aloses. Il faut dire qu'à l'époque, les gabariers faisaient parfois des ponctions dans les barriques de l'excellent vin de la région, lorsqu'ils en avaient un chargement. Enfin, pour en revenir à Baptistin, il était dans un tel état qu'il s'endormit au fond de sa yole après l'avoir amarrée à un des aubiers de la berge.

C'est là que Pépette le découvrit en venant cueillir des iris sauvages pour sa mère. Tout de suite son regard fut attiré par une forme sombre, allongée dans la, conche le long de la coque de la yole. La marée descendait. Le bateau n'allait pas tarder à s'échouer. Eh s'approchant plus près, Pépette reconnut la, forme sombre: un énorme poisson était prisonnier du filet amarré le long du bord. C'était un esturgeon, un créac comme on dit chez nous. Il faisait bien dans les deux mètres de long. Il avait encore quelques soubresauts mais la fatigue se faisait sentir. Avec l'échouage, il n'en avait plus pour bien longtemps. Baptistin n'avait pas dû pouvoir l'embarquer à cause du poids et de tout le vin qu'il avait bu.

Soudain, d'une voix faible, le créac appela Pépette :
« Aide-moi, aide-moi petite, sinon mes œufs ne seront pas pondus et il n'y aura bientôt plus de créacs dans la Rivière. »
« Un gros poisson comme toi représente beaucoup d'argent pour nous qui sommes si pauvres », répondit Pépette toute troublée.
« Si c'est pour que le pêcheur aille le dépenser au bistrot, ça ne t'apportera pas grand chose », rétorqua la femelle créac, « mais si tu m'aides, ta fortune est faite. »
Émue, Pépette descendit dans la vase et commença péniblement à détacher le filet de la yole. L'eau baissait et le dos de l'esturgeon commençait à dépasser à la surface. Enfin, après bien des difficultés, elle réussit à ouvrir la créaqueyre et le gros poisson, libéré, regagna une eau plus profonde.
« Mais que va dire Baptistin quand il verra que tu n'es plus là ? »implora la fillette.
« Ne t'inquiètes pas ! »rassura le gros poisson.
« Lances moi l'amarre de la yole et reviens ici à marée haute la nuit prochaine, avec un bol et un seau; viens seule et n'en parles qu'à ta mère. »
Sur ce, la femelle esturgeon se saisit de l'amarre. Dans un dernier effort elle réussit à sortir la, yole de la conche et l'entraîna avec elle.
En rentrant chez elle, Pépette raconta son aventure à sa mère. Celle-ci se demanda si sa fille n'avait pas rêvé. Pourtant la conche était vide et on y voyait, dans la vase molle la, trace de la quille de la yole disparue.

La nuit suivante, un peu avant la fin du flot, Pépette arriva à la conche avec son bol et le seau que Mariette lui avait prêté. Elle attendait depuis quelques minutes lorsque l'eau se mit à bouillonner dans cette mini baie. Trois énormes esturgeons se tenaient à fleur d'eau devant elle. L'un d'eux se dressa et lui dit : « Bonsoir Pépette, c'est moi que tu as sauvée hier. Mets ton bol sous moi et masse-moi le ventre jusqu'à ce que le bol soit plein d'œufs. Tu videras le bol dans le seau, puis répète l'opération avec chacune de mes amies. Ensuite nous irons pondre le reste de nos œufs sur nos frayères habituelles. Tu feras cela toutes les nuits, jusqu'à la pleine lune. Trois de mes amies créacs seront là à chaque pleine mer. Au matin, tu suivras le bord de la Rivière jusqu'à ce village où s'est réfugiée une princesse russe. Elle te dira que faire avec nos œufs. »

Pépette fit ce que la femelle créac lui avait dit. Elle trouva la princesse russe qui lui enseigna la préparation des œufs d'esturgeons pour en faire du caviar. Mariette alla vendre le caviar (fort cher) à la ville. Cela rapporta assez d'argent pour réparer la petite maison. Pépette et Mariette ne manquèrent plus jamais de rien. Quand à Baptistin et sa yole ? On n'en a plus jamais entendu parler.

© Michel Manem, août 2003

Yole : petit bateau de pêche de Gironde, autrefois à rames et à voile.
Tirolle : filet à lamproies.
Bichareyre : filet à aloses .
Créaqueyre : filet à esturgeon (interdit de nos jours).
Bourgnes : nasses à anguilles et crevettes.
Chevrettes (ou esquires) : crevettes blanches de l'estuaire.
Alose : poisson migrateur; il vit en mer et remonte au printemps pour pondre en Garonne et Dordogne.
Flot : période pendant laquelle la marée monte.

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde