Lettres d'estuaires
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Mangeur de verre

Ce texte est extrait de "Portraits blayais", texte inédit qui est disponible sur ce site.

 
 

Il s'agit là des fragments d'un poème qui en principe devrait être traduit du grec ancien et dont les principaux ingrédients sont le baptême des navires, la description de statues censées les protéger en haute mer, la recherche des corps des noyés à la suite du naufrage et l'évocation de certains rites sacrificiels pour les récupérer.

Y figurent également, parmi des rafales d'orage, bon nombre d'invocations pathétiques du genre : "O toi, Neptune puissant et implacable..." ou bien "O Néréides, filles de Doris, coureuses du Grand Bleu, ramenez nos corps de ce noir et funeste voyage !"

Et on y parle de ces miroirs qui furent attachés, en guise d'amorce, à des lignes de pêche longues parfois de plusieurs kilomètres. Largués en haute mer, ils auraient dû capter les derniers reflets de soleil dans les yeux des noyés dont les paupières, selon la tradition, ne se ferment jamais.

Bizarrement, dans certaines strophes conservées du poème où cette question n'est pas du tout abordée se trouvent des éclats de verre qui d'ailleurs ne proviennent pas d'un miroir, mais probablement de la vitre brisée d'une boulangerie située Cours Vauban.

Le poète, poussé par la quête de l'inspiration, à la suite d'un long entraînement est parvenu à ingérer ces éclats de verre qui jonchent parfois le sol sur son passage. Il a commencé par de tout petits fragments de verre incrustés dans ses croissants, le matin, dans sa baguette, à midi, et ajoutés en guise de décoration à ses salades composées, le soir. Il est ensuite passé à des éclats de verre de dimension de plus en plus importante jusqu'à pouvoir ingérer des parcelles de verre comportant une superficie de plus de deux centimètres carrés.

Le poème en question, une sorte de commémoration, évoque en outre, à profusion, la mer, son ressac, le fouet de ses vagues par gros temps, la submersion, et le périple douloureux des matelots engloutis par les flots et à jamais privés de sépulture.

Toujours en poursuivant son entraînement de mangeur de verre, le poète réussit à développer des prolongements extra-fins à certains os de son squelette, au point de pouvoir se doter derrière sa propre colonne vertébrale de la colonne vertébrale d'un poisson semblable à l'esturgeon, avec toutes ses arêtes et même muni d'une germination de tête d'esturgeon dont le poète salue avec enthousiasme les yeux naissants.

Le matin cependant, assis tranquillement à son bureau, il lui arrive quand même de se demander : Ces yeux-là, en train de se frayer laborieusement un passage vers la surface du visible, vont-ils jamais posséder des paupières ? Ces paupières vont-elles jamais s'ouvrir pour, loin des côtes et des plages, dépister les noyés auxquels l'océan jaloux de sa proie veut à jamais refuser la sépulture ? Vont-elles jamais s'ouvrir pour vérifier, sur un de ces corps en décomposition, à moitié dévoré par les prédateurs des fonds marins, les effets des rites funéraires qui, sur la terre ferme, lui furent consacrés ? Est-ce qu'un poisson pourra jamais réciter face à ce corps les fragments de ce poème très ancien qui lui apporte, en guise de linceul et de tombeau, l'expression du deuil de ses proches ?

Le poète voudrait bien accepter le défi de trouver une réponse à toutes ces questions et le soir même il ose les poser au grand fleuve. Celui-ci lui répond en déposant à ses pieds un miroir tout cassé mais point du tout terni. Le poète, suite à son long entraînement, pense arriver à en ingérer tous les fragments au cours d'une seule séance, dans un restaurant où ses habitudes alimentaires ont fini par ne plus susciter de surprise.

Assis seul à sa table devant son verre de vin et sa carafe d'eau, il s'applique donc à faire passer d'une façon méthodique et calculée les débris de ce miroir à travers son gosier. Cette fois-ci, son corps bientôt commence à trembler très fort, à grelotter comme s'il était saisi d'un grand froid. Des sensations de vertige et des troubles de vision lui font comprendre que les éclats de verre qu'il absorbe là servent directement de nourriture aux yeux naissants de l'esturgeon en formation qu'il porte sur son dos. Car voilà que la tête du poisson s'achève. S'achèvent ses paupières, sa cornée, ses pupilles. En se regardant dans la glace au-dessus du comptoir le poète arrive à en discerner tout l'éclat et la vivacité.

Et l'esturgeon, cet être sorti de ses propres vertèbres, le rassure en lui offrant, en guise de récompense pour ses bons offices nourriciers, la possibilité de regarder à travers ses propres yeux nouveau-nés.

Le poète, rassuré, arrêtant de grelotter, saisit tout de suite l'occasion, avec l'espoir de pouvoir, poursuivant sa recherche à l'intérieur des eaux de l'estuaire, retrouver des strophes et des vers qui manquent au poème en question.

Mais ce qui, dans cette salle de restaurant, se présente à sa vision élargie, se trouve être de nature tout à fait différente. C'est pour la toute première fois qu'il perçoit ces sac à dos que portent quasiment tous les gens sinon dans cette ville, au moins dans cette salle. Et le feu coloré qui brûle dans ces sacs à dos au lieu de représenter une éventuelle menace lui semble plutôt réconfortant. La seule personne qui ne porte pas de sac de ce genre est un garçon de vingt ans, en tenue d'ouvrier, qui, lui, porte un cartable. Sommé de payer son café au bar, il en sort une centrale nucléaire, mais personne ne se voit en mesure de lui rendre la monnaie.

Toujours à travers les yeux de l'esturgeon, le poète voit le jeune homme qui a dû demander du crédit s'éloigner, traverser la ville, toujours son cartable à la main, et longer le fleuve en direction de la mer. Là, quelque part vers le nord, il dépose la centrale nucléaire au bord de l'estuaire où tout de suite elle commence à doucement réchauffer l'eau.

Le poète à l'impression que ce n'est que maintenant que certains de ces morts millénaires restés sans sépulture dont parle le poème, au contact de cette eau doucement réchauffée, réussissent à doucement fermer les paupières.

© Simon Werle, 2001

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde