Lettres d'estuaires
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Le texte ci-dessous est extrait de Les passes de Cordouan.
Le tirage de ce livre étant épuisé, Jean Bernard-Maugiron l'offre - selon ses propres mots - au Conservatoire de l’estuaire et à tous les amoureux de la Gironde, pour qu’il vive une deuxième vie sur le site estuairegironde.net.

Qu'il en soit vivement remercié !
Vous pouvez obtenir ici-même l'ouvrage complet (PDF, 5,5Mo).


Une escale à Bourg

    Premiers pas sur les quais de Bourg, étrange sensation d’ébriété. Ce doit être ça, le mal de terre : même sur le plancher des vaches le roulis continue. Avant d’avoir bu le moindre verre, je me sens ivre, l’esprit en suspension, les jambes floconneuses, flottant entre deux eaux, dans le balancement nonchalant d’un déséquilibre maîtrisé. Le temps aussi s’est distendu. Depuis quand suis-je parti ? Deux jours, trois jours ? Ce matin ? Non ! Je ne sais plus. Je suis ici, je suis ailleurs ou autre part, embarqué dans un autre espace-temps, convaincu de ne plus m’appartenir totalement. Ne pas se défendre, accompagner : c’est ce que j’ai retenu de quelques stupéfiants voyages. Serais-je de nouveau tombé dans un double du réel ? Mais en ce cas, où est l’original ? Car quoi de plus vrai en cette solitude au monde que l’eau, le vent, le ciel, la nuit, la peur, la joie et ce mouvement qui déplace la scène… ? En attendant d’y voir plus clair, j’opte pour des univers parallèles, que j’enjambe allégrement, comme la filière de mon voilier pour toucher terre.

    Passant sous la porte Royale taillée dans le roc, je monte à pas pesants vers l’esplanade de la ville haute. Du balcon de pierre, le panorama, des vertes collines de la Dordogne au sud-est, déroule après le bec d’Ambès la ligne basse et indécise des côtes médocaines pour se perdre en perspective évanescente au fil de l’estuaire. À l’horizon, une tache sombre semble se diriger vers l’aval. Sans doute un grain qui se prépare ; une « médoquine », comme on dit sur cette rive.

    J’imagine aux siècles derniers ces grands chemins d’eau couverts de bateaux. Descendant de l’arrière-pays par l’Isle ou la Dordogne, ils viraient le bec d’Ambès pour entrer dans la « ryvière de Bourdeaulx », après avoir attendu la renverse au mouillage le long de l’île Cazeau. Ils rencontraient, sur les quais pentus de la capitale de Guyenne, port océanique mais aussi port fluvial, d’autres embarcations venues par Garonne livrer sur les foires et marchés grains, pastel, pruneaux, châtaignes, chanvre, miel, saumures, garance, sel, grumes et vins. Toute cette flottille hétéroclite et bigarrée, il faut la rappeler encore, en hommage aux maîtres de hache, avant que les noms aussi aient disparu : anguilles élancées, filadières pointues gréées au tiers, fluttes du Tarn traînant leur long aviron en godille, élégantes yoles bordelaises, tilholes de pêche, courpets à usage unique, démembrés pour être vendus comme bois de tonnellerie, gabarots de Dordogne à flancs évasés, naus du Lot, coutrillons de la Baïse au tableau arrière en cœur, galupes de l’Adour, couralins à fleur d’eau, longues miolles de haute Garonne remplies de sable, courreaux de l’Isle à tape-nez et voile à corne, sapine des canaux du Midi… et la grande famille des gabarres, gréées en cotre, le mât basculant pour passer sous les ponts, chargées de pierres de taille à en couler.
    Combien en a-t-il fallu de voyages pour bâtir Bordeaux, sortie pierre après pierre des carrières du Bourgeais et de l’Entre-deux-Mers ? Acheminés par voie d’eau, le Grand-Théâtre, la Bourse, la cathédrale, les églises, les portes, les immeubles, les échoppes… toute une ville flottée, dont les pierres ont teint d’ocre l’eau qui va, l’eau qui vient.

    Ces rétrospectives m’ayant donné soif, je redescends au Café du Port où je me charge dans les hauts en dînant, avec l’idée, une ivresse compensant l’autre, de me remettre d’équerre. Force m’est de conclure deux heures plus tard, roulant bord sur bord pour rejoindre ma couchette, que les ivresses s’ajoutent et ne se soustraient point.

© Jean Bernard-Maugiron, 2008

Autre extrait de Les passes de Cordouan : Mélisende.

© Conservatoire de l'estuaire de la Gironde