Simon Werle
PORTRAITS
BLAYAIS
Diego
Catherine
Isaïe
Jacov
Diego
DIEGO Bonjour. Inès. Louise. Bénédicte. Laurence. Anne-Claire. Ou même : Marie. Si je ne savais pas ton nom par ta mère, je ne saurais pas comment t'appeler.
CATHERINE Je t'ai vu de loin devant
la station service, et puis traverser la rue, et je me suis dit, mon Dieu,
c'est pas lui !
DIEGO Je dirais simplement : toi !
Ou hé, toi, la jeune femme !
CATHERINE Ce vieux dans ce poncho galeux
et ce jean délabré !
DIEGO C'est moi quand même,
celui dont tu parles et qui ne correspond pas du tout à tes attentes.
CATHERINE Je me suis attendue au pire.
On va s'installer là, sur la terrasse du Brazza ?
DIEGO Bonjour, Catherine.
CATHERINE Bonjour, le pire.
DIEGO Est-ce que tu as déjà
cette coutume-là, de juger les gens sans appel rien que par les
fringues ?
CATHERINE Pourquoi est-ce que tu as voulu me voir ? Pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ?
DIEGO Parce que me voilà revenu en France et parce que ta mère m'a dit que tu poses des questions. Par exemple la question de qui tu es.
CATHERINE Je n'aime pas que ma mère
raconte mes histoires à n'importe qui.
DIEGO Mais, tu sais bien qui je suis.
CATHERINE Elle me dit qu'à
l'époque, tu t'appelais Diego et que, vu le gâchis que tu
as fait de ta vie, entre-temps tu aurais probablement changé de
nom.
DIEGO Quand est-ce qu'elle t'a dit
ça ?
CATHERINE Peu importe.
DIEGO Je m'appelle toujours Diego.
Ta mère, elle dit que par exemple tu te poses la question : de qui
est-ce que je tiens la forme de mes doigts ?
CATHERINE Mes doigts, ça ne m'inquiète pas du tout. Par contre j'aimerais beaucoup marcher pieds nus, en été. Alors que, avec les orteils que j'ai, je ne peux pas. Même à la plage, c'est toujours les godasses.
DIEGO Tu lui demandes : 'Comment il était ? Est-ce de lui que me viennent ces sourcils, ces yeux, on dirait des yeux de poupée, incrustés comme deux cailloux de verre dans la tête ? Est-ce de lui que j'ai hérité leur couleur, ce gris-bleu qui le soir tourne vers la nacre ?' Et elle m'avoue qu'elle évite de répondre. Tu dois bien sentir qu'elle te cache quelque chose.
CATHERINE Sa propre honte, elle dit, il ne faut pas la cacher, parce que de toutes les façons, ça ne sert à rien. Il faut plutôt l'afficher pour s'en faire une arme.
DIEGO Donc, elle me considère
comme une honte, c'est ça ? Eh bien, cette honte-là est revenue
te voir.
CATHERINE Pour me révéler
quoi ?
DIEGO Tu sais, j'ai réfléchi
à cette question que tu te poses, savoir qui tu es.
CATHERINE Alors, c'est ça ce
que tu voudrais me révéler, les résultats de ta réflexion
? En tout cas, tu ne pourras pas remédier à la forme de mes
orteils, qui sont vraiment dégueulasses.
DIEGO Pourquoi est-ce que tu ne te
sens pas bien dans ta peau ?
CATHERINE Tu trouves que je ne suis
pas jolie ? Tu trouves que j'ai l'air fragile ? Car que je sois trop grosse,
ça tu ne pourrais pas le dire.
DIEGO Ce que je trouve, c'est qu'on
ne peut pas être tout à la fois le sujet et l'objet de sa
propre question. C'est paradoxal.
CATHERINE C'est toi le paradoxe, ici.
DIEGO Tu poses la question 'Qui suis-je
?'
CATHERINE Catherine Saindoux !
DIEGO Mais, cette Catherine Saindoux qui vient d'apprendre qui elle est, qui n'a plus ce doute-là quant à sa propre identité, se trouve être tout à fait différente de celle qui avait posé la question. Donc, qui est-elle, cette nouvelle Catherine Saindoux ?
CATHERINE J'arrive toujours à
me reconnaître. Toi, comment tu m'as reconnue ?
DIEGO Ta mère m'a envoyé
des photos.
CATHERINE Comme ça, chaque année ? Au Paraguay ?
DIEGO La dernière, c'était en 95. Prends ma main, s'il te plaît.
CATHERINE Pourquoi faire ?
DIEGO Serre-la.
CATHERINE Je n'en ai pas envie.
DIEGO Embrasse-moi. Enfin.
CATHERINE Je ne peux pas.
DIEGO Qu'est-ce qui t'en empêche
?
CATHERINE Maman m'avait prévenue
pour adoucir le choc, mais quand même ! Tu n'aurais pas pu te faire
soigner les dents avant de me revoir ? Une première impression,
ça compte.
DIEGO Je suis si horrible que ça
à voir ?
CATHERINE Mais ce sont les quatre
dents de devant qui te manquent. Quatre ! C'est écœurant, une bouche
vide comme ça. Surtout à la mâchoire supérieure.
Tu peux te promener comme ça à Asunciòn ou dans la
brousse au Brésil, mais chez nous en France, ça ne fait pas
chic du tout, faut que tu le saches.
DIEGO Tu ne veux pas m'aider ?
CATHERINE Je ne suis pas dentiste,
moi. Ce sont des études de droit que je vais commencer l'année
prochaine, à Bordeaux.
DIEGO M'aider à m'approcher un peu de toi. J'ai le vertige. C'est comme si je me trouvais dans une tour au dixième étage et que le sol tout-à-coup se dérobait sous mes pieds.
CATHERINE Moi, ce n'est pas la hauteur
qui me fait peur. Par contre j'ai beaucoup de mal à concevoir que
maman ait fait l'amour avec toi.
DIEGO Cela ne te regarde pas.
CATHERINE Comment, cela ne me regarde pas ?
DIEGO Toi, tu n'es que l'enfant.
CATHERINE Ton enfant, c'est ça
ce que tu veux dire ?
DIEGO Je n'ai pas été
présent quand tu es née. Et plus tard quand je t'ai vue,
une seule fois, sur un quai de gare, tu avais déjà un corps
tout fait et des yeux tout faits, de la couleur qu'il fallait, un compromis
entre ta mère et moi.
CATHERINE C'est toi, mon père,
c'est ça que tu veux dire ?
DIEGO Et tu avais un nom tout fait,
un nom de baptême, sans compromis, sur le choix duquel je n'ai pu
intervenir. Et tu arrivais déjà à parler, mon enfant.
CATHERINE Ne m'appelle pas ton enfant,
j'ai dix-huit ans, je ne suis plus l'enfant de personne. Ça fait
longtemps que je ne le suis plus.
DIEGO Je ne t'aurais pas appelée
Catherine. Jamais de la vie.
CATHERINE Mon nom, fiche-lui la paix,
tu veux ?
DIEGO Catherine, étymologiquement,
c'est un nom qui présuppose un vœu de pureté.
CATHERINE Ne t'inquiète pas, je ne suis pas si Catherine que ça. Ça fait longtemps que je me suis réservé ma part de saloperie à moi. Par exemple, je n'ai pas besoin d'attendre mon géniteur escroc et mythomane pour savoir ce que c'est qu'un mec. Évidemment, j'ai des petits copains et pas qu'un seul. Et puis, il y a Hervé, tu sais, Hervé, le mari de maman, mon père quoi.
DIEGO Pourquoi tu l'appelles ton père ? Pour me faire de la peine ?
CATHERINE Et pourquoi cela te ferait-il
de la peine, dis-moi ? T'es-tu seulement occupé de moi pendant ces
dix-huit ans ?
DIEGO Maintenant je suis là.
CATHERINE Tu es là pourquoi précisément ? Raconte pour voir.
DIEGO Je suis là pour t'aider à comprendre qui tu es.
CATHERINE Tu me fais rigoler.
DIEGO Autrefois beaucoup de familles
avaient un blason.
CATHERINE Tu te crois de haute extraction,
toi ?
DIEGO D'ailleurs, elles l'ont toujours, toutes, sans exception, ce blason, mais cela ne se voit plus, c'est passé de mode d'en faire l'étalage. Néanmoins il ne pourra jamais disparaître tout à fait, il reste là, tout au fond de la tête comme une musique figée, une mélodie d'initiation très ancienne, très faible. C'est un bruit d'arbre, presque inaudible. Ce n'est ni le chêne ni le figuier. C'est tout simplement l'arbre généalogique qui fait que l'on n'est qu'un maillon dans la chaîne ancestrale. Ou une feuille de cet arbre, si tu préfères, qui avec des milliers d'autres feuilles produit ce très léger bruissement.
CATHERINE Je ne veux pas y grimper, dans cet arbre-là, ni dans le chêne ni dans le figuier, et le mot de 'père' ne sortira pas de mes lèvres, au moins par rapport à toi.
DIEGO Rassure-toi ; puisque selon notre tradition, devenir père équivaut à mourir à l'aube, je suis un père porté disparu, sans guerre ni catastrophe naturelle.
CATHERINE Maman a raison. Tu es un vrai mythomane. Tu racontes n'importe quoi.
DIEGO Porté disparu tout simplement du fait que la foudre du temps, à cette époque-là, avait calciné toute la forêt qu'il y avait en moi. De tous les arbres il n'en restait plus aucun.
CATHERINE D'accord, vous avez fait l'amour. Ça, à la rigueur, je le comprends. Tu avais encore tes dents, et puis des yeux de nacre. Et puis, tu as filé pour éviter les problèmes qui se sont posés et qui, plus tard, eurent pour nom Catherine.
DIEGO J'ai dû marcher sans arrêt, sans arrêt sous l'éclair. Car c'est ça le temps, un éclair qui part dans tous les sens à la fois ; et les secondes, les instants qui se succèdent sagement les unes après les autres n'en sont que la réplique anodine et sans vie.
CATHERINE Ne cherche pas à m'en imposer. Je ne suis plus une enfant.
DIEGO Par exemple : dans toute image de destruction, il faut vraiment y entrer, il faut demeurer tranquille dans l'œil du cyclone pour apprendre une fois pour toutes que le cyclone et le temps ne font qu'un. De la même façon qu'il n'y a qu'un seul être qui se cherche des masques variés dans le cours des générations. C'est le cours des générations qui cherche à nous en imposer.
CATHERINE Tu sais ce qu'elle dit, maman
? Qu'outre être un mythomane tu es une épave, quelqu'un qui
n'est jamais arrivé à se faire une place dans la vie, et
qui, à cause de cela, se met à boire et ensuite à
raconter les pires balivernes qu'il croit être de la métaphysique.
DIEGO Tu sais pourquoi tu me fais
peur, Catherine ?
CATHERINE Parce j'y vois clair.
DIEGO Parce que toi aussi, toi, qui
te crois toujours enfant nouveau-née, tu es en fait un spectre au
plus haut degré, un fantôme de ce château à minuit
qu'on habite ensemble, moi et toi et bien d'autres encore, visibles aussi
bien qu'invisibles.
CATHERINE Ici, c'est pas un château, on est à Blaye, Cours Vauban, mardi, 13 h 26, et il va bientôt falloir que je retourne au lycée Jaufré Rudel.
DIEGO Toi, Catherine, tu es une revenante oublieuse de ce que c'est que revenir. Bien sûr que tu ne le vois pas, l'escalier qui descend vers le sous-sol où cet oubli s'approvisionne. Mais moi, j'y suis descendu et j'ai eu le courage de lui couper les vivres, à cet oubli.
CATHERINE Les revenants, ce n'est pas mon cinéma, et puis c'est du bidon. Je n'ai rien à faire avec tes sous-sol de minable. Je préfère de loin les belles maisons avec terrasse, transat, piscine et tout.
DIEGO Il ne faut pas demander des renseignements
sur soi-même pour ensuite les jeter comme autant d'ordures dont on
ne veut pas s'embarrasser.
CATHERINE Des renseignements, à
toi, je n'en ai pas demandés.
DIEGO Je te dis quand même,
Catherine, que, en tant que revenante, tu es cette partie de ton père
qui n'est pas revenue assez vite avant l'aube. Tu vas te révolter
d'avoir à vivre cette partie-là. Moi aussi, je me suis révolté
d'avoir à donner chair à des êtres revenus avant moi,
mais n'ayant justement pas pu finir de revenir et, par conséquent,
me condamnant à suppléer leur parcours à eux. Ainsi,
avant que tu ne sois née, j'ai dû m'en aller, pour finir le
parcours de ces autres qu'ils avaient laissé inachevé. En
fait, la raison pour laquelle j'étais, d'une manière absolue,
contraint de partir s'appelle fidélité, ou adhésion,
ou loyauté, ou respect des serments, et non pas : reniement.
CATHERINE Je n'en ai rien à
faire, ni de cette loyauté ni de ce reniement.
DIEGO S'il te plaît, Catherine,
reste-là.
CATHERINE Si tu veux que je reste, arrête de dire des conneries.
DIEGO Regarde, comme je suis calme.
Effectivement, très peu ému.
CATHERINE Ne me serre pas si fort,
tu me fais mal au bras. Est-ce que tu as encore bu ? Quelle est cette odeur
d'alcool qui t'entoure ?
DIEGO Ce matin, j'ai déjà parcouru les grandes surfaces du côté de Cars et de Plassac. On y garde le whisky dans des vitrines fermées à clé. Et puis on y paie par carte de crédit, mais de crédit justement on n'en accorde pas aux personnes qui portent un poncho et des pantalons pas trop propres et qui, en parlant, évitent de montrer leurs gencives. Mais moi, j'ai l'habitude de parcourir comme cela les hypermarchés presque sans le sou et de me contenter d'un vin de Hongrie, très bon marché.
CATHERINE Tu vas finir par me demander de l'argent pour secourir ta misère. Je sens que tu ne vas pas tarder à l'avouer, cette misère qui ne peut plus se cacher.
DIEGO Rassure-toi. Quand je parle des hypermarchés, il s'agit des magasins des existences consécutives que j'ai parcourus, à l'aube, avant même l'heure de l'ouverture.
CATHERINE Des existences, je sais que
tu en as eu, et que tu les as toutes ratées, l'une après
l'autre, sans exception. Un truc de distribution de Andutis ici, en Gironde,
une boite d'importation de congélateurs d'occasion à Asunciòn.
Mais même au Paraguay, dans ce pays d'occase, comme dit maman, tu
as fait faillite. Et puis, tu as monté une quincaillerie minable
au fond de la brousse, au Mexique, et puis je ne sais pas quoi encore,
jusqu'à ce qu'à la fin tu traînes à Paris, à
la charge des services sociaux. Je sais parfaitement que tu en as eu plein,
des existences. Pour moi, il n'y a aucun mystère. Sauf un seul,
à savoir comment on peut faire autant de conneries dans une seule
vie.
DIEGO De ma vie, tu ne sais absolument
rien.
CATHERINE De toutes façons,
on n'est pas là pour faire l'aumône aux étrangers.
Je ne fais pas partie de l'assistance sociale, moi. Je te conseille tout
simplement de filer d'ici et de te faire rapatrier, Diego, en Espagne,
au Mexique ou même au Paraguay, si tu préfères.
DIEGO Mais la patrie, Catherine, c'est la quintessence de l'exil parce que c'est l'exil méconnu et qui se méconnaît lui-même, et la capitale de toute patrie s'appelle, de son vrai nom, oubli et, aussi, ignorance centrale, innée. Qu'est-ce que tu veux que je fasse en Espagne ou à Asunciòn ? Para mi ya se la comen los perros a Asunciòn. C'est précisément hors les murs, apatride, entre deux lumières et grelottant de froid, que j'ai pu constater que je te porte éternellement sur mon dos, avant l'aube, marchant de village en village, sans échanger aucune parole. Et l'éclair, la vraie foudre du temps ne connaît justement d'autre tonnerre que ce silence de la marche à pied, de village en village, ce silence qui depuis toujours est familier de toutes les transformations, celle de l'homme en serpent, de l'arbre en dragon et de la marche à pied en vol d'oiseau.
CATHERINE Tu n'as pas besoin de pinard, toi, même hongrois. Tu es un alcoolo des mots. Tu parles pour t'enivrer, pour t'anesthésier, ce n'est jamais pour dire des choses sensées qui mènent quelque part.
DIEGO Tu parles comme Nicolas, qui déjà à l'époque me traitait de fou.
CATHERINE Nicolas, il a voulu protéger sa fille, ça se comprend. Lui, il a vu clair. Il ne s'est pas laissé embobiner comme maman.
DIEGO Mais même si j'étais fou, Catherine, ta question de savoir qui tu es aboutit toujours à la réponse que tu es mon enfant à moi, incontestable-ment, et que tu ne possèdes aucune origine qui peut se substituer à celle-ci, malgré tous tes efforts et tous tes refus. Déjà avant l'heure de la toute première ouverture des magasins des existences j'ai donné la forme à tes doigts et contribué à la couleur de tes yeux.
CATHERINE Alors c'est toi qui m'as foutu ces orteils monstrueux qu'il faut que je cache à tout le monde au point que même pour faire l'amour je garde mes chaussures.
DIEGO A Iguaz, dans la contrée des trois fleuves je suis allé te chercher parmi les statues, mais j'avais oublié de quels dieux. Tu n'étais pas encore née, que déjà j'étais comme amoureux de toi, dans une autre vie.
CATHERINE Tu vois, Diego, les existences et les vies, ça ne s'enchaîne pas. En France, il n'y en a qu'une seule par personne. Rien avant et rien après, au moins en France. On a peut-être de trop gros orteils, mais on n'a pas de racines comme ça, invisibles. On n'est ni au Paraguay ni en asile psychiatrique. Le corps, ça s'arrête là, en haut, et là, en bas. Tu meurs, paf, c'est fini, point final. Tu nais, paf, c'est le départ, aucun souvenir possible d'une chose avant. Souvenir de quoi, d'ailleurs ? Alors ne me raconte pas que tu as bu dans le pot de chambre du bon roi Dagobert ou qu'à Kom Ombo, en Égypte, tu torchais le cul aux crocodiles avant qu'on les momifie pour l'éternité et ensuite pour le musée du Caire où tu peux aller les voir aujourd’hui pour dire, tiens, à celui-là je lui ai torché le cul il y a quatre mille ans, salut popote ! C'est trop bête, ça ne fait même pas rigoler mes copines qui pourtant aiment bien se marrer.
DIEGO Maintenant que je t'ai retrouvée, Catherine, je voudrais bien t'appeler d'un nom à moi.
CATHERINE Je suis contente de m'appeler Catherine, figure-toi.
DIEGO Je ne cesserai jamais de te porter sur mon dos courbé, comme cette enfant à moi que tu pourrais être, si je pouvais te désigner par ton nom véritable. Et je veux au moins te faire toucher, dans ta tête, la branche de cet arbre où ce qu'il y avait de plus volatile dans l'âme de ton grand-père s'est réfugié.
CATHERINE De grands-père j'en
ai un, et que j'aime bien, et cela me suffit largement.
DIEGO Tu veux dire Nicolas ?
CATHERINE Bien sûr, Nicolas,
le père de maman, à qui tu as piqué cinq cents mille
balles il y a vingt ans, tu dois bien t'en souvenir.
DIEGO C'était un investissement à lui dans un projet à moi, c'est toujours risqué.
CATHERINE C'était pour couvrir
tes dettes, après la faillite de ton magasin de tissus indiens,
de ces fameux Andutis. Comment as-tu pu croire qu'un truc pareil allait
se vendre en France ! Des couleurs criardes, des dessins affreux, des trucs
de sauvage, quoi ! Et puis tu as filé à l'Anglaise, l'homme
d'affaires. Parasite ! Escroc ! Et quoi encore ?
DIEGO Père de Catherine.
CATHERINE Père, c'est un emploi,
un travail, un devoir de citoyen, et toi, tu es chômeur et en plus
apatride.
DIEGO Mon travail ne rentre pas dans
vos catégories.
CATHERINE A combien de femmes as-tu
fait ça encore ? Piqué de l'argent pour les laisser seules
avec un gosse sur les bras ?
DIEGO Je n'ai que toi. Un seul enfant.
CATHERINE Dis plutôt zéro.
DIEGO Ton autre grand-père,
mon père à moi qui est mort avant que tu ne sois née,
il est beaucoup plus important que Nicolas.
CATHERINE Je m'en fous. Est-ce que
je le connais, moi ?
DIEGO Tes enfants ne l'oublieront pas.
CATHERINE Arrête de dire des
conneries. En fait tu n'es pas un de ces vicieux qui traînent les
jeunes vers leur voiture, mais de ces êtres encore plus perturbés
qui tiennent à leur faire visiter le cimetière du village.
Moi, cela ne m'intéresse pas de visiter des tombes pour méditer
sur les absents. Je te prie de laisser tes morts dans ta famille à
toi et de me laisser aller, moi, de mon côté, parce qu'il
faut que je retourne au lycée où au moins on nous enseigne
des choses raisonnables.
DIEGO Je ne parle pas de cimetière mais de tout à fait autre chose, parce qu'il est possible de mourir avant de naître et avant qu'il ne fasse jour dans les maisons et avant que les premiers clients ne soient reçus dans les magasins des existences. Ce n'est même pas âpre comme vérité, Catherine, ce n'est simplement qu'une boucle du temps autour d'un zéro, comme du beurre étalé sur une tranche de pain inexistant dont il reste néanmoins une vague saveur dans la bouche, et l'on peut dire à juste titre : 'Jamais de la vie je n'ai goûté à un pain de cette sorte, et cette saveur si particulière je ne vais jamais l'oublier.' Car les seules choses que l'on ne pourra jamais oublier sont celles qui n'ont jamais existé et que l'éclair du temps vient d'entourer de son zigzag d'éphémère et d'éternité.
CATHERINE Justement c'est un bon bout de pain bien existant qu'il faut que je mange avant d'aller au lycée et puis aussi que je me peigne et je me mette un peu de rouge à lèvres et aussi que je change de chaussures. Laisse-moi partir, s'il te plaît.
DIEGO Il s'appelait Ramòn, ton
grand-père. Il avait un quart de sang indien dans les veines. Il
n'aurait jamais fallu le diluer. - C'est lui qui m'a appris qu'il ne faut
pas s'attacher le temps au poignet : les orages ; l'éclair ; Tecpatl,
la langue du Soleil ; Xiucoatl, les serpents de feu. La montre au poignet,
c'est évidemment un pansement. Les Européens, ils se pansent
eux-mêmes les plaies qu'ils ont infligées aux autres, jadis,
à l'autre bout du monde. Tu sais que lors de la Conquista ils ont
coupé les mains des Indiens et les ont laissés périr
comme ça ?
CATHERINE Alors c'est à toi
de t'en plaindre, maintenant ?
DIEOGE Je suis retourné là
où il est né, à Ichegarray. C'est là, dans
leur langue, que j'ai appris des choses sur le temps.
CATHERINE Le temps, on le connaît parfaitement en France. C'est le même pour tout le monde.
DIEGO Vous autres, vous pensez que le temps c'est ce qui dégouline à grosses gouttes de vos horloges, de vos pendules et de vos montres. Et voilà que vous gesticulez et agitez vos poignets pour produire des bulles dans cette eau stagnante qui est votre vie quotidienne et pour transformer en limonade ce qui par fermentation ne peut manquer de se faire vinaigre. Catherine, de cette limonade, je n'en ai pas pour toi.
CATHERINE Maman m'avait avertie que
de toi, je n'aurais pas de cadeau, et que tu ferais plutôt la manche.
DIEGO Ce n'est donc pas un cadeau,
que de savoir ?
CATHERINE De ton savoir à toi
je n'en ai rien à faire.
DIEGO Tu préfères rester
une jolie petite poupée à la Française, anorexique,
bien maquillée, bien bête et bien rangée, manipulée
par les fringues, la bouffe, la télé et le fric ?
CATHERINE Diego, le vrai problème, c'est que tes histoires m'ennuient. Des mecs comme toi, en plus jeune, j'en connais tellement. Tu es exactement le genre revendeur d'apocalypse qui veut faire un fonds de commerce des soi-disant mystères de la vie. Mais moi, pour les connaître je ne vais pas en Amérique latine, ni dans la brousse, je ne mange pas de la psilocybine, je ne fume même pas du shit. Je vais tout simplement dans les boites. C'est le ska et le reggae et la trance-music qui me racontent tout ça, en beaucoup mieux. En plus je danse, et là les gens ont toutes leurs dents, c'est plus beau à voir et à entendre. Bon. Faut que j'y aille.
DIEGO Oui, vous en France, vous avez de tout, en bouquins, en surgelé, au musée colonial, sur ordinateur, vous apprenez tout à la fac, tout pour évacuer les mystères et pour les remplacer par une équation et des produits consommables.
CATHERINE Tu vois, Diego, les handicapés, les minoritaires, les cinglés, c'est normal qu'ils se mettent à raconter des histoires, des blagues, pour se consoler. C'est leur façon de tenir le coup, la mégalomanie, c'est le plus pur produit de la misère finale, celle qui est sans issue. Ce n'est pas nécessaire que tu me racontes ces blagues à moi. Je n'accroche pas. Ce n'est pas parce que je suis ta fille en quelque sorte que je peux être ton psychiatre.
DIEGO Je ne suis pas malade, Catherine. Vous qui dites que je suis infect, des gens comme ta mère et comme Hervé, vous qui êtes à l'abri de tout, avec vos prothèses et vos fausses dents, vous qui êtes vaccinés contre tout, contre vos rêves et contre tout ce qui est plus instantané que le réel et plus évanescent que tout ce qui peut se boire et se bouffer, c'est vous qui êtes les vrais pauvres. Moi, je ne suis ni pauvre ni malade.
CATHERINE Non, pas du tout. Seulement
toutes les montres du monde se sont conjurées contre toi, et le
temps n'a qu'un seul initié, c'est toi, Diego Le Mystagogue ; car
c'est un truc d'indigène, indien, aztèque, Quatzcoatl machin,
et toi tu es le seul à être au courant.
DIEGO Calme-toi, Catherine, calme-toi.
CATHERINE Quand je pense qu'un grain
de folie comme ça pourrait se trouver dans moi aussi, implanté
dans mes gènes, délire inclus !
DIEGO C'est toi maintenant qui dis
n'importe quoi.
CATHERINE Tu sais, papa, la vie est belle.
DIEGO Peut-être.
CATHERINE Et j'aime la France. C'est
un beau pays où il y a des magasins superbes pour à peu près
tout, sauf pour les existences.
DIEGO Tant mieux.
CATHERINE Même Hervé,
ce salaud qui tout le temps était après moi dès que
j'ai commencé à avoir des seins, je l'aime bien. Beaucoup
plus que toi par exemple. - Tu sais, maman t'a menti. Ça fait longtemps
que je ne me suis plus posé la question de qui je suis. De qui je
tiens ceci, de qui je tiens cela.
DIEGO Quand était-ce donc ?
CATHERINE Je n'arrêtais pas
de comparer mes lèvres, mes paupières, mes ongles avec celles
d'Hervé, parce qu'ils m'avaient toujours dit que c'était
lui mon père.
DIEGO Et quand as-tu appris la vérité
?
CATHERINE C'était le treize août 96, vers seize heures trente.
DIEGO Tu avais 14 ans.
CATHERINE 14 ans, neuf mois, six jours.
C'est une amie de maman qui me l'a dit.
DIEGO Jusque là tu avais toujours cru que tu étais sa fille, à lui ?
CATHERINE J'étais furieuse.
Ensuite j'étais triste. J'ai arrêté de manger pendant
dix jours. Je ne voulais jamais plus manger à la maison. Puis je
t'ai écrit une lettre. Lettre au père absent.
DIEGO Je pourrais la lire ?
CATHERINE Je l'ai mangée, figure-toi.
Avec du citron. Et puis j'ai vomi, mais vomi, tu ne peux pas savoir. Et
puis c'était fini, la grève de la faim.
DIEGO Sur les photos, c'est à partir de ce moment-là que tu es devenue maigrichonne.
CATHERINE Et puis j'ai dit à Hervé : Allons-y. Puisque on n'a rien à voir l'un avec l'autre.
DIEGO Tu n'avais que quatorze ans !
CATHERINE Quatorze ans, neuf mois, dix-sept jours. Il a eu peur, le salaud. Je lui ai fait tellement peur rien qu'en disant 'Prends-moi.' C'est un salaud pas possible.
DIEGO Tu as voulu maigrir au point de devenir minuscule, au point même de devenir zéro et de disparaître.
CATHERINE Et toi tu es encore plus salaud que lui. Tu n'as pas honte ?
DIEGO Cela, maigrir à ce point, c'est une tradition pour les femmes, dans notre famille. Dans celle que tu ne connais pas.
CATHERINE Et que je n'ai nulle envie
de connaître, Tout cela, c'est terminé. Bon. Il faut que j'y
aille.
DIEGO Ne pourrais-je pas t'accompagner
au lycée ?
CATHERINE Tu cherches un lieu pour
dormir ? Tu es dehors, dans la rue, c'est ça ?
DIEGO Que tu es bête, Catherine, dans ta petite tête. Le voilà qui grandit et ne cesse de grandir, pourpre et bleu, l'arbre que j'habite et dont je serai toujours le protégé, avec ses racines dans le ciel et ses feuilles dans la terre et avec son faucon qui lui vole tout autour.
CATHERINE Alors, va te coucher dans ton arbre. Moi, je ne veux surtout pas que mes copines me voient avec toi. Elles ne manqueraient pas de me demander 'Mais qui c'était, cette espèce de clodo qui n'arrêtait pas de t'emmerder avec son radotage ? Cette espèce de taré qui voulait t'en imposer avec ses balivernes à la con ?'
DIEGO Eh bien, tu leur diras tout simplement que cette espèce de clodo c'est ton père qui est revenu d'un long voyage d'affaires à l'étranger pour enfin retrouver son enfant et l'aider à savoir qui elle est et, partant de là, se choisir un deuxième nom, plus secret et plus stable, pour se désigner elle-même à elle-même, dans sa solitude.
CATHERINE La solitude, je n'en ai rien à faire, figure-toi. C'est toi qui es seul, qui es pauvre et qui es l'étranger. Et c'est surtout pas toi qui pourras me dire qui je suis.
DIEGO Même si je n'ai pas de
renseignements à te donner, je peux te souhaiter la bienvenue parmi
nous autres.
CATHERINE Je n'en ai rien à
faire, de cette bienvenue.
DIEGP Tu n'as pas le choix.
CATHERINE Ta chaîne ancestrale,
Diego, tu peux te la garder, autour de ton cou, si tu veux, pour t'y pendre.
DIEGO Tu ne peux pas la refuser parce qu'il y en a aucune autre pour toi.
CATHERINE Eh bien, si tu insistes pour être mon père donne-moi mon héritage et puis fiche-moi la paix.
DIEGO Mais ton héritage, Catherine, je tiens à te le donner, et c'est toi qui le refuses obstinément.
CATHERINE Donne-moi les cinq cents mille francs, avec les intérêts en plus si tu veux, il doit y en avoir pas mal, au bout de vingt ans, et je m'en irai contente.
DIEGO Tu penses que c'est l'argent qui fait la différence, c'est ça ? Mais moi je te dis que c'est le temps, le temps éclair.
CATHERINE Cinq cent mille francs, c'est
pas cher, en indemnités pour les trop gros orteils que tu m'as collés.
DIEGO Je te demande pardon pour les
orteils.
CATHERINE C'est quand même un
secret que je t'ai confié. Faut le dire à personne.
DIEGO Je te le jure, Catherine.
CATHERINE Voilà, il y a Jean-Luc
qui vient me chercher. Faut que je te laisse, Diego. Je ne te dis pas au
revoir. Et je ne veux pas que maman continue à t'envoyer mes photos.
Déjà au lycée je sentais qu'elle m'observait de très près. Elle a les yeux très sombres, souvent cachés par de longs cheveux châtains, des lèvres pincées qui hésitent à sourire, et le nez un peu aquilin. Lorsqu'elle me croise devant la mairie et s'aperçoit que mon regard, posé tout droit sur elle, insiste pour la reconnaître, visiblement en attente d'un signe de réponse de sa part, elle s'arrête quand même pour me dire, toujours sans sourire : Bonjour, Monsieur Vréméni.
Cette maigre salutation, je la traduis en la question bien précise : Est-ce qu'on a le droit de se parler comme ça, en dehors des classes ?
- Bonjour ! Pardonnez-moi de n'avoir pas su retenir votre nom.
- C'est Catherine.
- En classe, j'ai toujours été débordé de visages, de noms, d'impressions. Submergé même. Mais votre visage, vous voyez, je ne l'ai pas oublié. Vous êtes pressée ?
Elle ne semble ni flattée ni gênée par l'invitation de m'accompagner au Brazza. Une fois que nous sommes installés, sa curiosité va prendre le dessus. Elle me demande si en Allemagne cela m'arrive d'aller dans des écoles. Elle a du mal à comprendre que je ne suis pas professeur. Puis elle veut savoir où j'habite. Là je sais donner lui une réponse qui lui permet d'enchaîner.
- C'est une belle ville, Düsseldorf ? Vous y êtes né ?
- Non, Düsseldorf ne me paraît pas être une belle ville. Ce qu'il y a de plus beau, c'est le Rhin. C'est à cause de l'Académie des Beaux-Arts que je suis allé là-bas.
- Comment ça ? A votre âge vous êtes toujours étudiant ?
- En quelque sorte oui. Ce n'est que tard dans ma vie que je me suis découvert cette vocation-là.
- Et puis vous avez choisi précisément Düsseldorf ? Pour quelle raison ? Parce que vous aimez Joseph Beuys et toutes ces horreurs-là ? Vous croyez vraiment que ces prétendues œuvres, c'est de l'art ?
- Ces prétendues œuvres, comme vous dites, ont fait réfléchir beaucoup de gens.
- Mais l'art, c'est là pour plaire aux gens, non ? Ce sont les belles couleurs, l'élégance du trait, le savoir-faire. Ou est-ce qu'en Allemagne c'est différent ? Est-ce que vous manquez tellement de goût, chez vous ?
- Donc vous n'étiez pas d'accord sur ce que j'ai dit en classe ?
- Je n'ai pas compris que vous puissiez trouver vraiment belles des choses aussi pouilleuses. Vous vouliez faire de la provocation ? L'imiter justement dans cela, votre fameux Beuys, dans le geste de provoquer ?
- Non, pas vraiment.
- Ou faire de la théorie bizarre, à la façon des questions insensées que vous nous avez posées en classe ?
- Par exemple laquelle ?
- Par exemple si le bleu de la Carte Bleue et le bleu du ciel sont le même bleu ?
- Cela, c'est la théorie. Mais il y a aussi un côté pratique.
- C'est quoi ? Cela consiste à enduire des chaises de graisse ? Ou bien à les envelopper de feutre ?
- Non, pas du tout. Je fais ce que font les prétendus artistes depuis trente mille ou trois cent mille ans. Tracer des lignes. Effacer. Tracer à nouveau.
- Mais ça donne quoi ?
- Cela peut donner des paysages, des intérieurs de maison, des visages.
- Cela veut dire que vous faites aussi des portraits ?
- Bien sûr. Ce sont justement ces choses-là qu'on apprend aux Beaux-Arts.
- Donc votre professeur n'était pas Beuys ? Votre professeur à vous, il s'appelle comment ?
- Schwegler.
- Jamais entendu ce nom-là. Et il vous a enseigné le dessin, le portrait, le nu, les animaux, les statues ? Alors vous sauriez faire mon portrait, par exemple ?
- Je pourrais essayer. Ce serait avec beaucoup de plaisir.
- Malheureusement, là, je n'ai pas le temps.
Effrayée par son propre emballement, elle semble vouloir céder au désir de prendre la fuite, puis hésite. Indécise, elle sourit à l'espace entre moi et la serveuse qui apporte l'addition.
- Je serai très heureux de vous revoir, Catherine.
- Vous ne pourrez pas me joindre.
- Je vais vous attendre à la sortie du lycée. Demain par exemple. On fait comme ça ?
Enfin elle me sourit, toujours indécise
: Au revoir.
II
Ses copines me reconnaissent, bien sûr, mais semblent ne pas faire trop de remarques entre elles. Elles se dépêchent pour ne pas rater le bus qui va les ramener. Catherine d'ailleurs ne tient nullement à leur cacher notre rendez-vous puisqu'elle me propose de nous attabler sur la terrasse du 'Petit Port', en face de l'abribus. Je veux lui poser des questions sur sa journée, mais cette fois-ci, c'est elle qui prend les choses en main.
- En classe vous avez dit que vous n'étiez pas encore reconnu ni célèbre.
- Devenir célèbre, cela ne me tente vraiment pas.
- Cela vous le dites par lâcheté probablement. Pour vous donner l'air de mépriser le succès que justement vous n'obtenez pas, malgré tous vos efforts.
- Ce serait quoi, le succès ?
- La gloire, l'argent, être à la télé, être reconnu partout : "Le voilà, le nouveau Picasso !" Tout le monde vous courant après.
- Spasibo.
- Ça veut dire quoi ?
- Ça veut dire "Merci, que Dieu m'en préserve !" en russe.
- N'êtes-vous pas jaloux des peintres qui ont le même âge que vous et qui sont plus célèbres ?
- Franchement, si.
- Eh bien, voilà !
- Le plus souvent je ne suis pas d'accord avec ce qu'ils font.
- C'est-à-dire que vous faites beaucoup mieux et que, au fond, c'est vous qui devriez jouir de leur célébrité.
- La célébrité, je m'en fiche.
- Pourquoi faites-vous ce travail-là ?
- Parce que je ne peux pas m'en empêcher.
- Donc c'est une obsession.
- Pas du tout. C'est tout simplement un penchant pour une profession. Vous, Catherine, vous voulez faire des études de droit.
- Comment vous le savez-vous ?
- Par Diego.
- Et comment se fait-il que vous le connaissez ?
- Peu importe. Si vous voulez vous inscrire en droit, c'est, j'imagine, pour avoir un penchant pour la jurisprudence, pour les problèmes juridiques.
- Ce n'est pas ça du tout. C'est Hervé, le mari de ma mère, qui m'a fait comprendre qu'il faut surtout ne pas se faire payer à l'heure, mais plutôt toucher des droits sur le travail des autres, un gros pourcentage, si possible. Alors on fait gestion, on fait droit, ou l'on se vend.
- Cela veut dire quoi, on se vend ?
- On épouse un nabab, quelqu'un de richissime.
- Et cela vous plairait ?
- Franchement, non.
- Et les études de droit, vous pensez que vous allez aimer ça ?
- Qu'est-ce que cela me fait puisque c'est pour gagner ma vie ? Le travail, c'est toujours dur. C'est normal de ne pas aimer, faut s'y faire. Votre travail, vous l'aimez, vous ?
- Beaucoup. C'est le privilège des gens de notre profession.
- Mais qui se paie dur.
- Comment cela ?
- On dit que les artistes, ce sont des gens bizarres. Qu'ils sont difficiles à vivre !
- Qu'est-ce que vous voulez dire par cela ?
- Qu'ils se prennent tous pour des stars. Qu'ils ne pensent qu'à leur petit travail et à leur petite gloire. D'une façon ou d'une autre, ils sont tous des tarés. Soit des obsédés sexuels, soit des pédés.
- Pourquoi pas les deux à la fois ?
- Ou des alcoolos, des toxicomanes ou des gens qui de temps à autre ont des accès de folie.
- D'où est-ce que vous sortez tout cela ? On vous l'a appris au lycée ?
- J'aime observer les gens.
- Et vous en voyez beaucoup à Blaye, d'artistes pédés, toxicos, obsédés sexuels ?
- Il n'y a pas que vous ici qui soyez artiste.
- Et ma tare à moi, d'après vous, c'est quoi ?
- Pourquoi m'avez-vous proposé de faire mon portrait ? Qu'est-ce qu'il y a là derrière ? Ça vous intéresse, les toutes jeunes filles ?
- Donc, d'après vous, c'est l'obsédé sexuel ? Je peux vous rassurer. Je fais également le portrait de Diego.
- Pourtant il n'est pas beau à voir.
- Son visage m'impressionne, à vrai dire, même plus que le vôtre.
- Si je me mettais à poil devant vous, le trouveriez-vous toujours plus impressionnant ?
- Ne soyez pas trop déçue. Je n'ai pas de projet de séduction à votre égard.
- Le tableau avec mon portrait, vous voulez le garder pour vous ?
- Ce ne sera pas un tableau, ce sera un simple croquis.
- Si vous voulez le garder, est-ce que j'en pourrais faire une photocopie ?
- Vous savez, un croquis, c'est vite fait. Je pourrai en faire plusieurs. Un pour vous, un pour moi. Un troisième pour votre petit ami.
- Vous ne le connaissez pas.
- Le garçon avec qui je vous ai vue l'autre jour sur la terrasse du Brazza, ce n'était pas lui ?
- Jean-Luc ? C'est un copain.
- Vous aviez une façon intense de discuter avec lui. J'avais l'impression que vous étiez en train de vous réconcilier après une bagarre. De toute façon il vous écoutait avec une extrême attention, et vous paraissiez très émue, mais en train de vous calmer. Vous savez, je le connais, Jean-Luc.
- Mais vous connaissez tout le monde, Jacov !
- On m'a également invité au LEP, dans la classe des jeunes qui vont travailler à la centrale nucléaire. J'ai été très surpris.
- Par quoi précisément ?
- De voir que ce sont tous de très beaux garçons. On dirait la fine fleur du Blayais.
- Pourquoi seraient-ils tous des épaves ? Parce qu'ils sont formés pour travailler à la centrale ? Vous autres Allemands, vous n'aimez pas ça, le nucléaire.
- Moi, je n'aime déjà pas le courant électrique.
- Le froid et le noir, cela vous dit ?
- Cinquante pour cent de plus de froid et de noir contre cinquante pour cent en moins de courant électrique, cela me dirait. Cela vous fait quoi, le fait qu'il aille travailler là, dans une centrale atomique ?
- Lui, il en est fier.
- Mais dans le rap qu'il nous a récité, il en dit autre chose.
- Ah bon, il s'est donc produit en classe ? C'est la première fois.
- Il parle des flics qui surveillent. Des comprimés d'iode qu'on leur donne à avaler en cas d'accident.
- On les donne à tout le monde, dans un périmètre de trente kilomètres autour de Braud Saint-Louis, si jamais il y a un pépin. Moi je m'en fous de toutes ces peurs-là.
- Vous voulez toujours que je fasse votre portrait ?
- Mais pour le faire il faut se tutoyer, Jacov.
- Moi je veux bien, Catherine.
III
En guise de préparation à notre séance de travail je procède à toute une série de manœuvres. Avant qu'elle ne vienne j'arpente l'atelier à grands pas. Puis, me mettant à table, je dessine de ma main gauche ma main droite, tout en évitant de regarder le papier. Catherine une fois arrivée et installée dans un fauteuil, je lui récite, dans le texte, un poème de Klujev, sur un ton exalté, parodiant le ton dont la plupart des bardes russes ont tendance à débiter leurs œuvres.
Elle écoute, mais d'un air distrait.
C'est un sujet tout différent qui semble la travailler.
- Est-ce que c'est pareil en Allemagne ? Est-ce que chez vous aussi les hommes se font mépriser par les femmes, à tout prix ?
- Tu crois qu'en France c'est comme ça ?
- Chez nous, c'est comme ça, à la maison.
- Tu veux dire que ta mère méprise ton père ?
- Diego, je ne sais pas. Il n'est pas là. C'est un raté, mais au moins, lui, il a choisi son chemin. Sa catastrophe, il la vit tout seul. C'est bien la sienne.
- Alors qui méprise qui ?
- C'est Hervé qu'elle méprise. Tu sais, Niquou est toujours belle femme. Elle fait tout pour se faire désirer. Elle se maquille, elle va chez l'esthéticienne, le coiffeur, fait sa gym. Hervé, il marche à fond là-dessus. Et plus il la désire, plus elle le méprise. Je me demande s'il se fait piétiner pendant l'amour. Piétiner, ligoter, cravacher, cracher dessus, je ne sais pas quoi encore. Il lui donne tout : les bijoux, la grosse voiture, les fourrures. Tout passe par le fric avec lui.
- Est-ce qu'il y quelqu'un d'autre ?
- Il y a le Charmian.
- C'est qui ?
- C'est son bateau, à Bordeaux. Tout près de votre base sous-marine.
- Comment la nôtre ?
- C'est quand même vous les nazis qui l'avez construite pendant la guerre, non ? Le Charmian, c'est sa façon de s'en sortir quand même, un peu.
- Mais il n'y pas d'autre homme ?
- Si Niquou a un amant ? Non, ce n'est pas du tout ça.
- Comment toi tu peux le savoir, Catherine ?
- C'est que Niquou n'aime pas les hommes. Elle les déteste et au fond, elle en a peur. Heureusement je n'ai pas eu de frère.
- Et toi, Catherine ? Elle t'aime bien ?
- Nous deux, on joue à toutes sortes de jeux. Le jeu 'mère et fille', on en a abusé ; puis il y eu le jeu 'les deux copines', le jeu 'princesses rivales', le jeu 'femmes solidaires' et je ne sais quoi encore. Hervé, parfois on se met à le mépriser toutes les deux ensemble. Mais parfois il me fait pitié. Alors j'arrête de le mépriser, un peu.
- Comment tu fais ? Tu lui souris un peu plus ? Tu te maquilles pour lui ?
- Je ne me maquille pour personne. Si je mets du fard, c'est juste pour couvrir mes boutons.
- Alors comment tu fais ?
- Je me laisse emmener en bateau. Ou j'accepte quand il veut m'offrir des voyages. C'est comme ça que j'ai pu partir aux Caraïbes, l'année dernière, avec Maïté.
- Tu en profites, donc.
- Et pourquoi pas ?
- Et ta mère, Niquou, tu ne la méprises jamais ?
- Cela dépend des journées. Parfois elle me paraît douce comme une pomme ou comme le printemps. Je me dis qu'elle a bien fait de choisir le onze mai pour me mettre au monde. Je m'attendris là-dessus.
- Et Jean-Luc, tu l'aimes bien ?
- Cela dépend. Il faut avoir un regard froid sur les gens. Il faut ne pas être complaisant pour qu'ils se reconnaissent pour ce qu'ils sont vraiment. Surtout ceux qui cherchent à tout prix à être aimés, entourés partout d'une bulle d'affection et de soutien.
- Lui, il est comme ça ?
- Lui, il est trop fier pour l'avouer. Évidemment, avec son rap, il se croit hors du commun. Une exception, quoi. Et toi, Jacov ? Tu te fais mépriser par les nanas de Düsseldorf ? Tu adores ça ?
- Le mépris m'intéresse, et même beaucoup, dans ma vie professionnelle, mais pas tellement dans ma vie privée.
- Tu es marié ou non ?
- On a divorcé.
- Mais tu as conservé la photo de ta femme. N'est-ce pas elle, là, sur l'étagère ?
- Non, ce n'est pas elle.
- Et ce garçon sur la photo, c'est ton fils ?
- Non. Je n'ai pas d'enfant.
Je commence à travailler en silence, affichant une concentration intense pour échapper à son interrogatoire.
Pendant une demi-heure elle réussit à ne presque pas bouger. Dans son buste et autour de son nez il n'y a que le très léger va-et-vient de sa respiration. Prise dans des rêveries, elle ne semble pas trop s'ennuyer. Moi cependant je n'arrive pas vraiment à capter ses traits, à vraiment passer de l'autre côté, au court-circuit entre l'œil et la main qui fait vibrer le tracé. Frustré, je m'arrête en disant que je n'ai pas pu finir. A ma surprise, elle ne se montre pas curieuse du résultat. Par contre elle me demande la traduction du poème russe que je lui avais récité en début de séance. J'essaie de faire de mon mieux, mais ma tentative ne dépasse pas le stade de bégaiement.
Toujours intriguée, Catherine me demande des renseignements sur Kitesh, dont Klujev parle dans la première strophe du poème. Je lui explique que c'est une ville symbole que Dieu a rendue invisible aux yeux des Tartares. Que, pour les croyants comme Klujev l'était, elle reste intacte et impérissable, enfouie dans les flots du lac Svetlojar.
Ça lui rappelle, dit-elle, l'histoire de Soulac.
Moi, j'en reste étonné. Est-ce qu'il y a jamais eu des Tartares en Gironde ?
- Il y a pourtant eu les Vikings, les Goths, les Normands, les Anglais, les Allemands.
- Mais, en fait, jamais les Tartares.
- Les Tartares et les Allemands, c'est un peu pareil, non ?
Puisque là, je ne me fâche pas, elle revient, pour me taquiner, sur notre sujet de discussion de l'autre jour.
- Fonder un parti politique pour les animaux, d'après-toi, ça sert à quoi ? Tu crois que c'est une bonne idée, Jacov ?
- Je pensais que Beuys ne te disait rien et que même tu le détestais.
- Comment il aurait voulu amener les bestiaux à voter ?
- Tu crois que les animaux n'arrivent pas à s'exprimer ?
- Bien sûr ils s'expriment. Ils grognent, ils remuent la queue ou les oreilles, il leur arrive même de pleurer. Par contre ils auraient beaucoup de mal à rire ou à voter.
- Dans les abattoirs par exemple, Catherine, tu crois qu'ils ne votent pas ?
- Pour quel parti, quel candidat ?
- Pour la vie, contre la mort.
- Veux-tu que je m'attendrisse sur leur sort ? C'est ça ton message ? Nous sensibiliser au sort du bifteck dans notre assiette ? Là, en France, malgré la vache folle, tu auras du mal, Jacov, je t'assure.
- Toi, future étudiante en droit, est-ce que tu crois que cela est juste que le vote de tous ces animaux, on ne le considère pas, jamais, pas même une seule fois dans des millions de cas ?
- C'est dans l'ordre des choses. Nous, on est les plus forts. Mets-moi dans un bassin à crocodiles, et bien je vais voter pour la vie, mais ce vote-la, même hurlé, les bonnes bêtes ne vont pas le respecter.
- Et que nous, les humains, on se conduise comme les crocodiles dans leur bassin, cela te paraît normal ?
- Nous, on a une salle à manger. Des fourchettes, des couteaux et des nappes blanches.
- Parce que la nappe rouge, on la laisse aux charcutiers, aux dépeceurs et aux bouchers.
- Ils sont payés pour cela. Ils faut bien qu'ils vivent. Pour vivre, il faut parfois se salir les mains.
- Donc tu n'as pas l'impression qu'il faudrait appeler la police pour faire stopper tout cela ?
- Ça c'est encore une idée d'Allemand, ça. C'est vous qui n'avez pas appelé la police lorsqu'il était temps, mais vraiment temps, et là, il ne s'agissait pas d'animaux. Que vous en restez complexés, cela se comprend. Ce n'est pourtant pas une raison pour venir embêter nous autres.
- Tu crois que cela ne peut pas se comparer, les hommes et les animaux et ce qu'on leur fait, respectivement ?
- Justement, cela ne peut pas se comparer, mais pas du tout. Il ne faut pas rêver.
- Il faut quoi alors ?
- Il faut survivre. Pour survivre il faut lutter. Déterminer qui est le plus fort et qui est le plus faible.
Je me remets au travail. On reste silencieux pendant une autre demi-heure. Puis je lui dis tout-à-coup :
- Tu sais, Catherine, il y a un remède contre le mépris. C'est de s'imaginer que la personne qu'on méprise est en train de mourir ou qu'elle est déjà morte. Qu'elle aussi est Louis XIV. Qu'on ne voit que la surface des gens et qu'ils sont tous actionnaires de l'infini.
- C'est un remède très abstrait.
- Au fond pas tellement. Il faut seulement un nom à cette partie non méprisable, une sorte de titre de noblesse.
- Ton vrai nom, par exemple, c'est quoi ?
- De vrai nom, il n'y en a pas.
- Ta femme t'appelait comment ?
- Elle m'a appelé par plusieurs noms, selon son humeur, selon l'heure de la journée ou le temps qu'il faisait. C'était selon.
- C'est peut-être à cause de cela que vous vous êtes séparés.
- Non, pas du tout. Un seul nom, cela ne suffit à personne.
- Je suis bien contente de m'appeler Saindoux. C'est le nom de mon grand-père et celui de ma mère.
- Ta mère, elle a encore bien d'autres noms, mais tu les ignores, et elle aussi, probablement.
- Tu crois qu'on a un nom secret, un nom véritable ? Tu y crois comme Diego ?
- Donc d'après toi je suis fou aussi ?
- Il n'est pas fou, lui. C'est un raté, et puis c'est tout. Comment cela se fait-il que tu le connaisses ?
- Je l'ai pris en stop au bord de la route, près de Saint-André de Cubzac. Il était apparemment très content de monter dans la voiture, mais il s'est avéré n'être pas du tout causeur. J'ai donc remis la radio. A trois kilomètres de Plassac j'ai vu quelque chose en plein milieu de la route. J'ai d'abord pensé à un animal écrasé. Mais non. C'était un oiseau bien vivant et qui se tenait tout droit. Avec les yeux tournés vers la voiture, il nous regardait venir sans broncher. Roulant à cent à l'heure, avec une autre voiture derrière nous, je ne pouvais que ralentir, mais non pas m'arrêter.
- Qu'est-ce qu'il a dit, Diego ?
- Rien. Il a sifflé, comme quelqu'un qui est très surpris. Il n'y a pas eu de choc, pas de heurt, rien. Dans le rétroviseur j'ai vu que l'oiseau était resté debout, pour tout de suite après être englouti par la masse noire de la voiture qui suivait la nôtre. Diego, enveloppé dans son poncho, ne soufflait mot. J'ai hésité un bon moment. Puis c'est moi qui ai dit : Il faut faire demi-tour.
- Tu as hésité pourquoi ?
- J'avais peur que l'oiseau ne soit blessé. Peur de voir son sang. Peur surtout de peut-être avoir à le tuer pour ne pas le faire souffrir plus longtemps. Il était petit pour un faucon.
- Donc c'était un faucon ?
- C'est Diego qui, après, me l'a dit. J'ai garé la voiture au bord de la route, avec les feux de détresse allumés. Plusieurs voitures entre-temps lui étaient passées dessus. Impassible, collé à la couche de bitume, il semblait ne pas avoir bougé d'un seul centimètre. Au bruit des portières qui claquèrent il se résolut enfin à battre des ailes. Indolent ou engourdi, il s'est élevé dans l'air. Mais ce n'était que pour se percher tout près sur une silhouette d'homme, toute noire, à faire peur.
- Tu sais, en Gironde il y en a beaucoup au bord de la route. C'est toujours en commémoration des victimes d'accident. Parce que les gens vont trop vite.
- L'oiseau nous guettait du haut de ce contour de tête de mort. Diego m'a fait signe de rester en arrière. Lui, il s'est avancé. J'ai eu l'impression qu'ils se parlaient. Et aussi l'impression que l'oiseau était seul, trop éloigné des siens. Qu'il ne les retrouverait jamais plus. Ils se sont regardés, immobiles et en même temps, à une très grande vitesse. L'oiseau était très fatigué, peut-être malade. Diego n'a pas insisté. Il y a eu le vent qui s'est engouffré dans le trou qu'a fait dans l'air le passage d'un gros camion, et là Diego a fait comme un saut en arrière. Il s'est frotté le dos et les épaules. Il m'a rejoint. On a repris la route. J'allais vite, à la vitesse qu'il fallait. Tu comptes le revoir, ton père ?
- Je ne veux pas en parler.
- Tu as du mal à le comprendre. Il t'aime beaucoup, à sa façon.
- A sa façon ? Tu veux dire de loin ? De très très loin ?
Elle ne me parle plus, se renfermant dans un silence obstiné. Pourtant elle hésite à s'en aller. Je lui demande un dernier quart d'heure. Elle semble trop irrésolue pour exprimer un refus.
Cette fois-ci, mon crayon réussit à donner un écho bien précis à ses traits, mais non pas à capter ce que je sens couver derrière la surface de son visage, ce qui s'y tient aux aguets, n'effleurant la surface que par moments. C'est vrai que je crains l'intimité parfois incandescente que présuppose la chasse à ces moments de lucidité bien au-delà du quotidien.
Resurgie de son engourdissement, elle fait peser un regard scrutateur sur la feuille sur laquelle ses traits ne sont, après tout, que très vaguement reconnaissables. Elle constate, à juste titre, que j'ai triché sur les yeux, sur le contour de ses joues, sur quelques boutons autour de sa bouche que le fard n'arrive pas à couvrir entièrement. Elle ne parle même plus de photocopie. Par contre elle me demande de lui montrer les œuvres que je suis censé avoir créées pendant mon séjour dans la citadelle, et que dans deux jours devrait montrer mon exposition au Couvent des Minimes. Ce que j'ai à lui montrer ne manque pas de l'étonner.
- Le vernissage, ce sera quoi alors, s'il n'y a pas d'œuvres ? S'il n'y que des toiles vides ?
- Comment vides ?
Je lui montre ici et là quelques traits, des gris ou des blancs.
- Ce ne sont pas des paysages, cela. Ils vont dire que c'est de la fiente d'oiseau.
- Ce n'est pas grave. Ce sont des esquisses de lettres. De lettres qui sont les premières dans des débuts de poème. Des esquisses d'initiales.
- Mais ce n'est pas du tout de la calligraphie. Et pour les prétendus poèmes, tu crois que les gens pourront deviner ? Tout ça, ils vont dire que ce n'est rien !
Je lui dis qu'au fond elle a raison. Que je n'ai rien à exposer. Sauf des choses qui risquent de provoquer une forte frustration chez les spectateurs. Ayant l'impression que l'on se moque d'eux, ils vont éprouver une indignation qui, à la rigueur, risque de se traduire par des coups. Ils vont dire que ce n'est pas la tâche d'un peintre de tout simplement salir des toiles ou de les laisser vides tout court. Ce n'est pas pour ça et pour trois rendez-vous avec des élèves qu'on le loge et qu'on lui donne à manger.
- Et ce raisonnement, tu vois, Catherine, je l'accepte. Je n'ai rien fait, rien produit qui rentre dans leurs catégories d'œuvre. Je suis donc d'accord pour essuyer leurs reproches. Tout en insistant que j'ai quand même des choses à leur montrer.
- Et quoi donc ?
- Mon incertitude. Mon manque de savoir-faire. Et mon courage de m'en servir en tant qu'instruments.
- Ils ne vont pas comprendre. Moi, je ne comprends pas.
Je finis par lui demander un autre rendez-vous pour achever son portrait. Ses yeux évitent les miens quand elle dit non. Son portrait, cela ne l'intéresse plus.
Elle s'en va, me laissant, malgré
tout, son sourire et la promesse de venir me revoir avant mon départ.
IV
Là, on se voit donc pour la dernière fois. La malle a déjà avalé mes affaires pour, bien repue, se refermer sur elles. Il ne me reste même plus de café pour en offrir à Catherine. Mais elle doit sentir que je suis content de sa venue.
Je lui explique que lors du vernissage il n'y pas du tout eu de scandale parce que personne n'est venu. Il n'y avait ni adjoint au maire ni professeur de lycée ni personne d'autre. Ce jour-là il y avait le Téléthon et tout le monde était occupé. Il n'y avait que Diego, mais lui, il avait bu. Je lui explique que ce manque d'intérêt ne me fait absolument rien. Beaucoup moins de toute façon qu'un éventuel refus de sa part de m'accompagner pour une dernière promenade, dans la citadelle.
- Je regrette que cela ce soit passé comme cela, Jacov. Mais moi je ne pourrai pas te consoler.
- Tu me sembles beaucoup plus triste que moi, Catherine.
- Mais non, je suis comme ça tout le temps.
- C'est vrai que tu ne souris pas souvent.
- En classe, tu nous avais expliqué qu'on peut jouer avec sa tristesse, tu te rappelles ? Ou avec la douleur. Même avec la haine. Madame Lapoumerolie n'avait pas du tout aimé cela.
- Oui, je sais. La haine, cela passe pour quelque chose de très sérieux, en France. Remarque, en Allemagne c'est pareil.
Nous nous sommes approchés de la basse muraille en pierre de taille qui borde le parking devant l'Hôtel de la Citadelle, face au fleuve. Catherine scrute le sol pour y choisir un petit caillou, le regarder de très près, le frotter quelque peu entre ses doigts et ensuite lui adresser la parole.
- Alors on va te baptiser C.T.
Mais ce n'est pas le caillou qui lui répond, c'est moi.
- C.T., cela veut dire quoi ?
- Catherine Triste, évidemment. Ou TdC. Tristesse de Catherine. Au revoir, TdC !
De toutes ses forces elle jette le caillou par-dessus la muraille. La courbe de sa chute finit en bas, tout près de la rive dans les tourbillonnements confus des eaux saumâtres qui le happent avec un bruit sourd.
Elle l'a regardé disparaître tout en restant immobile, avec sa main droite tout aussi crispée que ses lèvres.
- Tu n'as pas l'air soulagée.
- Et pourquoi serais-je soulagée ?
- Peut-être que tu as mal choisi ta pierre. Il faut toujours lui demander si elle a de la place pour loger les soucis.
- En fait ce n'est pas un caillou qui pourrait me servir. Il me faudrait un pavé. Un pavé gros comme ça.
- Pour y mettre quel fardeau, Catherine ?
- Pour le jeter dans la gueule d'Hervé. Sur sa grosse Jaguar astiquée. Sur ma belle maman zombie. Sur ses pots de fard et ses produits de maquillage.
- Tu la détestes à ce point ?
- Non, je l'aime. Je suis conne à ce point ! Et encore plus conne de te le dire. Me voilà à poil devant toi. Qui t'a permis de me poser toutes ces questions ?
- Qui t'a contrainte d'y répondre ?
- Que je pleure, voilà. C'est ça que tu as voulu !
- J'ai eu tort, Catherine. La tristesse, cela ne se jette pas à l'eau. Il faut la respecter, et pour la respecter, il faut la sentir, tout le temps que ça dure. Je vais te dire au revoir et te laisser, Catherine.
- Oui, laisse-moi tranquille, enfin, veux-tu.
Le geste de sa main qui devait me renvoyer soudain me fait soupçonner les faits :
- C'est à cause de ton père ? C'est à cause de Diego ?
Elle préfère ne pas m'accorder de réponse.
- Il est revenu quand ?
- Avant-hier.
Ses yeux semblent chercher dans toutes les directions une issue qu'elle n'arrive pourtant pas à discerner ni dans le ciel neutre et silencieux qui surplombe l'estuaire, ni sur le sol poussiéreux ni dans les volets fermés de l'hôtel.
- Il s'est pointé à la maison comme un mendiant. Lui, vraiment, il n'a pas honte. C'est un chien. On lui offre un chenil et des aumônes, et il va te lécher les semelles. Il n'y a plus une seule goutte de dignité en lui. J'ai toujours été heureuse de penser que mon père au moins ce n'était pas Hervé. Tout autre plutôt que ce con-là. Et voilà que Diego se révèle être beaucoup pire. Il va devenir son larbin. Hervé va lui faire astiquer sa bagnole et le faire travailler son sur bateau.
- Peut-être que c'est son unique moyen pour rester près de toi.
- Tant pis. Parce que je vais m'en aller.
- Et tu vas aller où ?
- A Bordeaux. A Paris. Au Paraguay s'il faut. Enfin, peu importe.
- Pour faire des études de droit à Asunciòn ?
- Des études de droit je m'en fiche, mais complètement. Le droit, c'est tout aussi pourri que tous ceux qui s'en servent pour protéger leur pourriture, justement. Ce sont tous des salauds, tous pareils.
- Et tu crois que la vie leur laisse le choix de faire autrement ? Manger leur bifteck et protéger par des moyens pourris ce qu'il leur reste de pureté ?
- Je n'en sais rien. De toute façon, toi, tu es dans le coup. Tu te fais baiser. Tu n'es pas un artiste. Tu es professeur plus qu'à moitié. Et tu manges dans la main de monsieur le maire. Un chenil et de quoi bouffer, et puis d'accord, c'est bon, c'est pris, on y va. Tu es un minable, comme Diego, et en plus, tu es allemand, donc deux fois minable, avec ta sale moustache et ta bedaine de bière et les conneries que tu racontes. Comme quoi la tristesse, c'est un jouet. Et la colère ! Et la culpabilité ! Et les horreurs que vous avez faites, vous autres. Juste bonnes à jouer avec ! Et qu'au lieu de réfléchir on se mette à discuter avec les arbres ! Toutes ces conneries-là ! Il ne faut quand même pas lâcher des fous forcenés sur des élèves, il faut se plaindre au proviseur ! Des mecs comme toi, il faudrait les amener au zoo pour les y mettre dans des cages ! Ou bien dans des ateliers comme ici, où tout le monde se fout de ta gueule, c'est pareil.
- Alors on revient sur le mépris.
- Mais, oui, c'est ça le gros truc. C'est la seule bonne idée que tu nous as donnée. Fonder une université du mépris. Je veux bien m'y inscrire.
- Mais tu as déjà ton diplôme, Catherine.
- On n'est jamais assez méprisé dans la vie.
- Attention, Catherine. Ne te fais pas trop de mal.
- Et pourquoi ne me ferais-je pas mal, et même très mal ? On est tous des affreux. On est tous détestables, tous d'une connerie pas possible.
- Tu n'aimes vraiment personne ?
- Mais si. La nuit c'est plus facile. Parce qu'on se fait baiser.
- Pourquoi tu te veux si cynique, Catherine ?
- Parce que tu m'emmerdes avec tes questions.
- Et si je te promets de ne plus t'en poser ?
- Je t'emmerde toujours et je me fais toujours baiser.
- Tu me fais rire, Catherine.
- Et pourquoi tu te marres, là justement ?
- Parce que les choses tragiques, ça me fait toujours rire. C'est ma façon de me protéger.
- Tu sais, je n'aime pas du tout les gens qui veulent me comprendre. Qui à force de comprendre voudraient me bouffer toute crue. Ça me dégoûte.
- Rassure-toi. Je ne te comprends pas du tout.
- Alors on va chacun de son côté et on se laisse tranquille.
Là vraiment, elle veut s'en aller. Il faut lui crier :
- Catherine !
- Fous-moi la paix !
Elle s'en va en courant. Je m'aperçois qu'elle porte des talons hauts qui risquent de la faire tomber sur les pavés. Elle semble l'avoir ressenti elle-même car sa course se ralentit.
- Et ton sac, Catherine ? Tu l'as laissé dans l'atelier !
Elle retourne sur ses pas, d'abord méfiante, comme si elle était inquiète du résultat qu'a produit sur moi l'agressivité de ses propos.
Elle m'accompagne en silence à travers la rue du 144ème régiment d'infanterie jusqu'à la porte de la salle qui pendant presque deux mois a abrité mon travail. Catherine semble essoufflée par les effets de sa crise.
- C'est souvent comme ça. Quand je suis triste ça risque de tourner en colère. Là, je ne suis pas très juste, forcément.
- Cela ne me fait rien, Catherine.
- Je sais. Tu es actionnaire de l'infini, rien ne peut te blesser.
A ma surprise elle s'installe une dernière fois dans le fauteuil.
- Je peux fumer ? Avant que tu ne t'en ailles, Jacov, je voudrais te poser une question, mais vraiment une question personnelle.
- Vas-y, je t'en prie.
- Ton père, tu l'aimes ?
- Oui.
- Tu l'aimes beaucoup ?
- Oui, beaucoup.
- Est-ce que tu lui as jamais craché au visage ?
- Non, jamais.
- Ni jamais eu envie de le faire ?
- Non, jamais.
- Il ne t'a jamais blessé ?
- Non, jamais jamais.
- Comment cela se fait ?
- Parce que je ne l'ai jamais vu.
- Comment peux-tu l'aimer, et même beaucoup, si tu ne l'as jamais vu ?
- C'est pour me faire du bien.
- Donc, c'est un amour égoïste ?
- Non, c'est un amour réfléchi. Cracher au visage de son père, c'est un amour irréfléchi.
- Jamais de la vie je ne pourrai l'embrasser, Diego. Il veut bosser pour Hervé pour pouvoir me rembourser. J'aurais préféré qu'il soit mort.
- Mais tu ne vas quand même pas le tuer, Catherine.
- Peut-être que c'est déjà fait.
- Comment cela ? Explique-toi, s'il te plaît.
- Est-ce que tu crois qu'on a déjà vécu, Jacov ?
- Demande à Diego. Je crois que c'est lui qui aime parler de ces choses-là.
- Lui, il croit m'avoir rencontrée je ne sais quand à Iguaz, dans la contrée des trois fleuves. Il croit qu'on a été amants. Mais si, déjà là, on ne s'est rencontré que pour se déchirer, pour nous se tuer, pour se faire mal et pour se quitter, à quoi bon revenir, dis-moi, Jacov, à quoi bon ?
- Peut-être pour payer ses dettes. Peut-être pour s'offrir des fleurs. Peut-être pour se pardonner ou pour se tuer à nouveau.
- Tu sais, je n'y crois pas, mais pas du tout.
- Et Jean-Luc, il y croit ?
- Lui, il ne croit qu'à son sexe et à Herk Cool.
- C'est qui, Herk Cool ?
- Pour le rap, c'est son grand modèle.
- C'est très pratique d'en avoir, de grands modèles. Des gens qu'on n'arrive pas à mépriser.
- Merci pour la leçon de morale.
Non, je ne me moque pas, vraiment merci. Et c'est dommage pour ton exposition.
Là, je ne peux pas te consoler. Mais je t'embrasse quand même
et te dis au revoir. Au revoir, Jacov. Tu nous as bien fait rire.
Isaïe
Pendant mes journées de travail dans l'atelier Isaïe s'est d'abord tenu à l'écart, broutant l'herbe dans la cour, derrière les bureaux de la mairie, sortant pour faire un tour sur les remparts de la citadelle ou s'absentant tout à fait du champ du visible.
Mais depuis peu les choses ont changé.
Il pénètre quand il veut le repos sacré dont je tiens à entourer mon activité matinale pour me montrer que mon travail de peintre, loin de le respecter, il le piétine. Son mépris écrasant ne se limite pas à de simples ricanements d'ironie ou des braiments de provocation, mais se traduit dans des gestes bien matériels. Constamment il marche sur mes papiers étalés au sol et se heurte à des cadres de tableaux. Il abîme mes toiles apprêtées par des gouttes de pluie qu'il arrive à faire traverser le plafond ou par des tâches grandissantes d'humidité qui y dessinent, défiant mes propres esquisses, des paysages monochromes de brume et de frimas. Des jets d'urine bien ciblés font des lavures dans mes croquis là où etaient prévues des lignes bien précises. Quand me voilà pleurant à genoux devant les ruines de mon travail de plusieurs semaines, devant des douzaines de dessins malmenés et d'esquisses perdues, me résignant à lui immoler tout l'espoir de gloire et de gratification locales qui s'était attaché à mes piètres efforts, soudain il me sourit, satisfait de son travail d'humiliateur, pour néanmoins ajouter :
"Avoue, Jacov, que tu m'en veux."
Il fait quelques pas en arrière et d'un mouvement de son derrière qui frôle le mur fait tomber l'affiche qui annonce le vernissage de ma prochaine exposition pour également la piétiner. Puis, d'un trait, il avale mon nom qui y est inscrit en de gros caractères rouges pour le faire réapparaître sur une autre affiche où figurent les noms des 133 personnes les plus détestées de la planète.
Il a l'air de trouver cela tout à fait drôle.
Surtout il a l'air de ne plus vouloir s'absenter du champ du visible, préférant rester à mes côtés.
Il est d'ailleurs fort possible qu'il s'y soit trouvé depuis toujours, bien que cette présence ait été impalpable, jusqu'à la nuit fatidique où il a surgi dans mon rêve pour de mon rêve surgir dans ma vie.
Isaïe, avec ses sabots, cognait très fort à la porte de ce rêve-là, qui était en train de se dérouler tranquillement dans un compartiment onirique de première classe où normalement les animaux ne sont pas admis. Le cadre était celui d'une réception officielle à la suite d'un vernissage justement. Dans un salon d'aspect futuriste s'agitaient, dans une attitude de parfaite sérénité correspondante à leur importance respective, des messieurs cravatés et des dames en tailleur bleu foncé autour de divans en cuir et de tables en verre.
Mais voici le braiment claironnant d'Isaïe qui pénètre toute cette ambiance feutrée pour impérieusement me taper sur les oreilles, voici ses sabots qui furieusement cognent à la porte de ma perception d'endormi lucide, et cela ne sert à rien de lui crier : "Attends, Isaïe, je suis déjà en train de rêver au premier plan, mon inconscient est occupé et n'a pas de place à t'accorder pour le moment !"
Il force la porte mal verrouillée de ma perception, et le voici, en train de se dessiner de plus en plus distinctement devant moi, avec cette tête d'âne, ces grosses lèvres humides qui s'écartent pour me montrer des dents jaunies dans l'équivalent d'un sourire de compréhension et de complicité. Face à une telle énergie d'intrusion, je ne résiste plus - d'autant moins que ses lèvres ne vont pas tarder à me réitérer leur promesse solennelle.
Cette promesse-là, aucun de ces messieurs cravatés, aucune de ces dames en tailleur bleu foncé ne serait en mesure de jamais la faire ni de jamais l'accomplir. C'est bien lui, Isaïe, qui, une fois que je serai décédé, va s'occuper de ma dépouille mortelle. Il va la porter sur son dos habitué au poids des sacoches et des barriques jusqu'à son lieu d'enterrement, au cimetière donc, si à cette époque-là, des cimetières il en existe encore. Et s'il n'en existe plus, il va transporter mon corps, à sa façon patiente et méthodique, jusqu'à un endroit d'inhumation off ou même off-off, qui n'offre plus aucun rite funéraire, aucun vestige de monument commémoratif, qui sera donc peut-être un dépotoir, une fosse à ordures, un terrain vague affecté, sans décret préfectoral, à la décharge des déchets domestiques et autres, aux ultimes abords de la ville. Une ville qui d'ailleurs risque fort de se trouver en flammes, profondément secouée dans son sage régime de coque protectrice pour l'équilibre fragile de la survie des humains.
Mais lui, Isaïe qui sait extraire sa nourriture des fentes de muraille, des champs déserts et même de l'air, ni l'incendie ni la puanteur des épidémies ne pourront l'empêcher de s'atteler à sa tâche d'ordonnateur des pompes funèbres, de porter mon corps dans un sac là où il faut pour pouvoir le couvrir d'une mince couche de terre, de sable ou de boue à laquelle il va imprimer, même si ce n'est que pour un seul instant, pour une fraction de seconde, les initiales de mon nom, le J. V. de Jacov Vréméni.
Même si, après la mort, mon corps, dans les dimensions labyrinthiques et indiscernables de l'au-delà dont déjà il sera prisonnier, va commencer à grandir et, s'élargissant outre mesure, entrer en lice, pour le tournoi de la hauteur, avec les gratte-ciel qui, secoués, vont danser sur leurs fondations effritées le tango du dernier départ, Isaïe va faire le nécessaire pour amener ce cadavre de géant à se fondre, comme il est de rigueur, dans le bleu immense du ciel que même les ravages de l'apocalypse ne pourraient pas ternir.
Si par contre, après cette mort soit abrupte soit subreptice, la dépouille mortelle de Jacov Vréméni se rétrécit, s'amincit, rebroussant chemin vers l'état qui était le sien avant la naissance, embryonnaire et minuscule, se miniaturisant jusqu'à tenir dans une simple boîte d'allumettes, Isaïe va trouver une boîte d'à-peu-près ce format-là pour y déposer sa charge, puisque maintenant, dans ce compartiment de rêve de première classe il s'en déclare responsable.
Je lui ouvre donc toute grande la porte
de ma perception d'endormi lucide pour lui dire "Bonjour et bienvenue,
Isaïe, dans ma nuit !" sans avoir le temps de congédier toutes
ces dames et tous ces messieurs qui, à son aspect - pourtant pour
eux invisible - pâlissent et s'évaporent en vertu d'un principe
d'incompatibilité que jamais je n'ai pu bien comprendre.
II
Le soir, Isaïe monte avec moi dans la cage d'escalier étroite et sombre de l'immeuble quelque peu délabré de la rue Prémayac, jusqu'au troisième étage où il partage avec moi le lit triple, énorme, que je me suis fait aménager après que sa présence dans ma vie se fut à ce point matérialisée que j'ai dû revenir sur ma première opinion selon laquelle Isaïe, par son statut ontologique, serait limité au rôle de gardien incorporel de mon sommeil et de préposé à mes rêves.
Après avoir pris sa douche pour se libérer des effluves de la ville et des inanités sans nombre de la journée, il se met en place, les jambes avant posées sur la table de nuit, son derrière sur le tapis, l'œil implacable et sévère fixé sur moi, les oreilles poilues dressées en capteurs qui veillent à ce que j'exécute bien l'office religieux que m'impose l'approche de la nuit. Comment je vais m'agenouiller, d'une façon quelque peu ostentatoire, sur la moquette marron pour faire ma prière qui consiste en de longues et fastidieuses litanies dont les syllabes pointues, cahotantes, sorties d'un langage animal, restent incompréhensibles à moi-même.
J'ai bientôt mal aux genoux, mal à la nuque, qui s'incline dans un geste de soumission, mal aux reins, mais je reste là, immobile, durant une demi-heure, cloué sur place par une force de pesanteur terrassante, celle de ce rituel aussi insensé et dérisoire que profond et insondable, sans me plaindre - bien que parfois le vinaigre de bien amères insultes se mêle à l'eau limpide de mes oraisons et au respect sans compromis que tout disciple doit à son maître, quelle que soit la forme dont celui-ci ait daigné se vêtir.
Tout-à-coup, son admonestation mi-sévère mi-enjouée vient interrompre le cours de mes ruminations :
- Jacov, tu m'en veux !
O combien il a raison ! Il n'est que trop vrai que dans mon for intérieur, à voix basse, dans les vides infimes qui séparent pensée et pensée, je lui adresse les pires insultes, des ouragans de révolte et de hargne, insistant sur ma supériorité humaine par rapport à cet âne insondable, cet animal qui réclame être sorti des contraintes de son espèce pour s'ériger en maître sur moi.
Mais cette hargne et ce ressentiment, je n'ai pas le courage de les avouer. Car toute lutte avec Isaïe serait au-dessus de mes forces. Si pour les habitants de Blaye, par exemple, notre union indissoluble - et, du fait, quelque peu provocatrice - reste tout à fait incompréhensible, cela est dû au fait que de cet âne-là qu'ils prennent pour un grand parasite quadrupède parce que non comestible, ils ne connaissent ni ne connaîtront jamais la forme courroucée. Celle qui parfois, quand je suis seul avec lui, sait surgir à la surface du visible. Là, son corps ne correspond plus à une forme stable et familière d'animal, mais se transforme en un halo centrifuge de néoplasmes, d'engloutissements et de mirages palpables. Un halo qui sait lire les pensées et, séance tenante, les punir, car d'une seconde à l'autre, ce halo sait se matérialiser - non pas, comme le ferait une divinité tibétaine, dans une sorte de dragon doté de multiples mains qui brandissent des outils guerriers aptes à fracasser mon crâne, mais tout simplement en appareil télé aux facultés hypnotisantes.
Les chiquenaudes que m'inflige Isaïe, ce sont les films d'épouvante qu'il produit sur-le-champ et qu'il me force à regarder sur cet écran blafard au-dessous de la fenêtre. Là, il ne se contente pas de me faire subir l'épreuve des images d'horreur les plus atroces, mais insuffle juste assez de vie à l'appareil lui-même pour le faire vibrer, bouger, danser à travers l'appartement en dégageant des liquides de toutes sortes qui, à leur tour, dégagent de fort mauvaises odeurs.
Le scénario qu'il fait revenir le plus souvent tourne autour du vernissage de l'exposition qui doit clore et couronner mon séjour de peintre dans la citadelle de Blaye.
L'écran montre d'abord les surfaces lisses, frustes, neutres et, somme toute, à peine entamées de nombreuses toiles qui ne présentent justement aucune peinture, sauf çà et là quelques traits gris semblables à de la fiente d'oiseau ; ensuite la caméra plonge sur l'adjoint à la culture en train de prononcer un discours fort élogieux sur ma personne et sur mes performances dans le domaine artistique. L'orateur se tient sur une estrade devant la foule considérable des auditeurs, tournant le dos à un rideau blanc censé cacher et protéger les prétendus paysages, portraits et figurations abstraites que je suis censé avoir créés. Puis je me vois moi-même, l'artiste, derrière le rideau, caché honteusement dans la malle qui a contenu mes bagages et qui est assez large pour maintenant pouvoir admettre mon corps tremblant et trempé de sueur. L'adjoint à la culture, une fois terminé son discours, ouvre le rideau. Avide de beauté, mû par le désir de reconnaître son territoire coutumier transfiguré en sphère de lumineuse splendeur, le public se presse autour du mur orné de dizaines de toiles. Hélas, l'expression des visages ne tarde pas à virer de la plus vive curiosité à la plus amère déception pour passer ensuite à une colère à peine retenue face à cette dérision dont les spectateurs se croient victimes. Il y a un silence de surprise, puis des murmures indignés, puis des huées. C'est l'adjoint au maire lui-même qui, en fureur, dénonce ma présence dans cette malle. Derrière l'étoffe, elle laisse aisément deviner les contours de mon corps. Lui qui, une minute auparavant, avait chanté mes louanges donne maintenant un exemple tout à fait opposé en m'assenant les premiers coups de pied, il est vrai encore assez contrôlés. Mais bientôt le public tout entier prend la relève, et plusieurs messieurs autour de la quarantaine - les plus exacerbés - se mettent tout de suite à taper dur.
C'est l'esprit sportif qui l'emporte. Il y a compétition. Les gens essayent de repérer ma tête, dans la malle. Ils s'encouragent les uns les autres. Ils poussent la malle pour lui faire dégringoler l'escalier. Il y a un zoom terrible sur mon visage sanglant et mon dos courbatu. Je m'entends hurler de douleur, pousser des cris désespérés qui implorent la pitié, une fin de ce châtiment qui dépasse de loin les bornes de ma culpabilité. Mais les huées de la foule ont touché un rythme qui réveille, chez ces individus normalement si rangés, un instinct de chasse et de sauvagerie par trop plaisant. Des jeunes, encouragés par un applaudissement général, soulèvent la malle à plusieurs, la transportent jusqu'au bord de la terrasse devant l'hôtel La Citadelle et, d'une hauteur de vingt mètres, la font tomber dans la Gironde.
Incapable de tourner le bouton de l'appareil funeste, de fermer les yeux ou tout simplement de quitter la pièce, me voilà à la merci de ce cauchemar télévisé jusqu'à ce que Isaïe juge bon de me laisser respirer et de se retransformer lui-même en baudet anodin, avec tous ses outils de dieu courroucé innocemment rangés dans un quelconque tiroir secret de son corps.
Attaché à la tranquillité
de mes soirées et au repos de mes nuits, surtout en terre étrangère,
je me garde bien de provoquer sa colère en me permettant un geste
quelconque d'insubordination.
III
Les bull-dogs s'esclaffent quand ils le voient, les bergers allemands tirent sur leurs laisses en aboyant très fort, et Claudine, la serveuse du 'Brazza' me demande d'un air qui ne réussit pas à camoufler son étonnement : "Qu'est ce que je lui sers, à celui-là ?"
Oui, dans cette petite ville, mon compagnon suscite de la surprise, surtout ce vendredi soir. Ce jour-là, Isaïe apporte un soin extrême à sa toilette, à l'aide de ses lèvres et de ses dents, se grattant le ventre et surtout ses jambes avant, les articulations des genoux et ses sabots qu'il lui arrive de fourbir de sa langue. Après quoi, moi aidant, il enfile, toujours sur les jambes avant, des pantalons de flanelle vert clair, attachés par des bretelles qui fort gracieusement lui entourent le cou et dont la couleur vermeille est en parfaite harmonie avec la cravate ocre parsemée de petites étoiles jaunes qui divise en deux le galbe mâle de sa poitrine hirsute. A cela s'ajoute le charme d'un chapeau de paille dont il se coiffe, lequel est percé de deux trous pour laisser librement se déployer ses oreilles très grandes, très attentives et en sempiternelle agitation, sensibles au moindre souffle de vent ou d'émotion, de rejet ou de tendresse qui traverse un lieu, une rue, un cerveau pendant une fraction de seconde. Le chapeau une fois mis en place, il s'avère difficile de perfectionner ses atours de soirée par des lunettes qui à la fois serviraient à atténuer sa myopie innée et à indiquer, par le chemin du symbole, les facultés de clairvoyance dont Isaïe, pour quiconque l'approche à âme et cœur ouverts, se révèle être pourvu.
En tant que serveuse, Claudine a l'habitude de bien protéger et son âme et son cœur, et certaines des moues qu'elle sait faire sont vouées exclusivement à cette fin-là.
Isaïe lui fait clairement savoir, d'un mouvement bien précis de la tête, qu'il préfère la Saint-Yorre à la Badoit. Installé sur la terrasse, au milieu des chaises et des tables, il boit à grosses lampées dans le seau d'étain que Claudine, bien à contrecœur, a fini par lui apporter. Pour manger, il désire des carottes toutes crues. Claudine lui fait savoir que ce produit ne figure pas sur la carte, et d'ailleurs : Est-ce qu'il ne lui en faudrait pas des kilos ? Si Monsieur l'âne pouvait choisir autre chose ? Sinon elle lui conseille de bien vouloir changer d'établissement et de se rendre en un lieu où dînent ses pareils.
Isaïe lève son museau vers le menu, puis vers cette main blanche impatiente de faire bouger le stylo sous l'impulsion de commandes importantes. Ce n'est que pour faire plaisir à Claudine qu'il a bien voulu exprimer un désir de consommation. Car il n'a pas vraiment faim, de ces faims physiques qui à un rythme mortifiant de pendule intestinale tracassent nous autres, les êtres en chair et en os. D'un regard de ses yeux myopes et indulgents il scrute attentivement la personne devant lui pour ensuite retrousser ses lèvres - ce qui, sur un visage d'âne, équivaut à un sourire amical.
Comment expliquer à cette jeune femme prise si intimement dans les filets des réalités planétaires que dans les circuits interstellaires qu'habite Isaïe la question pitance quotidienne n'est pas de première urgence ? Toujours est-il que ce regard et ce sourire semblent rasséréner Claudine au point de la réconcilier un peu avec la présence de ce client si peu habituel.
Moi, Jacov Vréméni, à côté de ses fastes et ses pompes, qui en font, pendant le bref moment de son passage, la vedette du Cours Vauban, je m'efface et m'estompe - engoncé dans une parka marron, la tête offusquée par un couvre-chef piteux, le menton garni par le timide duvet d'une barbe de trois jours, l'âme transie encore par l'impact de sa dernière correction télévisée, les pieds fourrés dans des godasses déglinguées aux lacets beaucoup trop longs qui à tout moment risquent de me faire tomber. Et c'est moi aussi, bien évidemment, qui dois porter les bagages, la petite malle avec une pipette, un flacon qui ne contient que de l'eau salée, et le paquet indispensable de cigarettes, Sweet Afton, comme d'habitude.
Le regard de certaines personnes attablées autour de nous semble quand même me demander une explication. Si je suis venu à Blaye en fait non pas pour y développer ma peinture, mais pour faire de la publicité pour un cirque, et si oui, pour lequel ? Si cet animal sait compter jusqu'à dix ou s'il est destiné à remplacer le clown de la troupe parce que celui-ci est tombé malade ? Pourquoi il ne porte pas de pantalons aux jambes arrière ?
Mais personne n'ose me poser ces questions à haute voix, pas même les rares enfants qui parfois s'approchent d'Isaïe pour lui caresser les oreilles et le cou, surveillés de très près par leurs parents soupçonneux, surtout pour les petites filles.
Car Isaïe vaque fidèlement et même d'une façon ostentatoire au devoir qui de toute évidence lui incombe également, celui de promener son regard concentré, suraigu de myope sur toutes les jeunes filles qui se trouvent à la ronde ou qui passent dans la rue, tandis que moi, Jacov, je subis un dernier combat intérieur entre fierté naturelle et dévotion inculquée avant de finalement me soumettre à ce rôle de paria du soir. Je me fais aider dans cette tâche ardue par de la bière avidement avalée en de longues gorgées rapides qui immédiatement se payent par un hoquet persistant. Et là je sens qu'aux tables alentour on n'hésite plus à se moquer de nous à haute voix, aussi bien d'Isaïe, cet animal anodin dont personne ne soupçonne la vraie nature, que de moi, Jacov, qui en dépends comme un disciple de son maître bourru et sadique. Cette tranquille petite ville des bords de la Gironde n'a pas du tout l'habitude des bourricots affublés en monsieur et des messieurs affublés, consciemment et de leur plein gré, en clochards.
Isaïe qui bruyamment s'essuie ses lèvres l'une sur l'autre après s'être régalé dans son seau, tout en mouillant son beau pantalon de flanelle, me fait part du programme prévu pour la soirée et une partie de la nuit : faire le tour des cabarets et des dancings de la région. J'ai beau insister que nos chances d'admission dans de tels lieux sont infimes, il veut à tout prix y aller, et je commence à me douter que cette tournée grotesque est encore une leçon qu'il veut me faire apprendre.
Bien évidemment, partout où nous nous pointons, après un bref échange de termes peu courtois on nous signifie que le couple bizarre que nous formons ne peut espérer aucune sorte de bienvenue dans l'établissement. On ne nous laisse même pas entrer dans le vestibule du Regency, un cerbère bronzé en costume rouge et noir nous claque la porte au nez au Club 18, et au Sixties, où par astuce et par inadvertance du portier, nous avons obtenu l'accès, on nous jette dehors à grand fracas, donnant pour prétexte que le pantalon d'Isaïe n'arrive pas, malgré tous ses efforts de camouflage, à lui couvrir le sexe. On y ajoute la menace bien sérieuse de nous flanquer à l'eau - chose funeste parce que je ne sais pas nager. Assis dans la poussière au bord de la route, j'entends Isaïe qui ricane à sa façon, rauque et gutturale, à côté de moi, se délectant visiblement à l'aspect de ma confusion et de ma honte en me signalant par le langage parfaitement décelable du mouvement rythmé de ses oreilles que je n'ai rien, mais absolument rien compris.
Il fait nuit autour de nous depuis longtemps, il fait déjà un peu froid, maintenant en octobre, et il commence à pleuvoir doucement sur mon incompréhension totale, de petites gouttelettes apportées de l'océan, dans les petites poches de frêles nuages qui maintenant se vident sur l'estuaire, sur mes cheveux et ma parka piteuse. Sans voiture, sans parapluie et moi sans espoir de salut, nous avons six kilomètres à parcourir pour regagner la ville. Tout furtivement se développe en moi l'attente que dans un geste de fraternité Isaïe pourrait m'offrir son chapeau de paille en guise de geste protecteur, mais dans sa marche insouciante il n'en donne pas le moindre signe, tandis que la pluie se fait de plus en plus forte. Derrière son battement sur les pavés et le bitume je ne peux m'empêcher d'entendre, montant du tréfonds de mon être, cette plainte primordiale, le cri du bébé abandonné qui réclame sa maman par des syllabes qui sont les mêmes dans toutes les langues. Les larmes qui dégoulinent de mes yeux se confondent avec les gouttes de l'averse. Le sol n'arrive plus à absorber toute cette eau, et le moindre creux du terrain se transforme en flaque. Tout-à-coup Isaïe freine sa marche qui s'était accélérée au point que j'avais du mal à le suivre. Sa tête frôle ma joue. Il me fait signe de dénouer sa cravate, de m'en servir en tant que bride et de monter sur son dos. Ainsi, pris dans un autre jeu, masqués en monture et cavalier, nous trottons dans le noir de la nuit. Bercé par le pas paisible de celui qui est mon guide et dans ce monde-ci et sur le chemin vers ceux de l'au-delà, je commence à chantonner.
Peu à peu, je me rends compte qu'il fait de plus en plus clair autour de nous. Regardant dans le ciel, je ne peux pas constater que la lune ait enfin su frayer à ses rayons un passage à travers la couche toujours épaisse des nuages. Scrutant à droite et à gauche les bords de la route, je n'y découvre aucune lanterne. En fait, il faut bien me résoudre à accepter que c'est du corps même d'Isaïe, ma monture, que provient cette luminosité-là, une lueur douce aux tons roses et violets, suffisante à éclairer notre chemin.
C'est précisément à ce moment-là qu'Isaïe quitte la route qui mène vers le village de Plassac pour s'approcher de l'estuaire, dans la zone connue pour ses cavernes et ses grottes troglodytiques. Et c'est justement dans une grotte de ce genre que nous mène sa marche rapide et très sûre de son but. Si son intention était de nous trouver un abri contre la pluie, cette mesure de protection est prise un peu tard, puisque depuis quelques instants la bruine a cessé.
L'intérieur de la grotte dont les parois sont en roche calcaire se révèle très clairement à nos yeux grâce à cette lampe de plus en plus lumineuse qu'est le corps d'Isaïe. Je comprends qu'il me faut descendre aussitôt de son dos et l'aider à ôter son attirail de soirée qu'il m'ordonne, d'un coup de paupière, de fourrer dans la malle que pendant tout le trajet j'ai dû porter. Dans sa nudité reconquise d'animal poilu, clignotant des yeux, les lèvres arrondies, il fait retentir dans la grotte un sifflement aigu que je ne lui ai jamais entendu. Au bout de quelques secondes j'entends tout autour de nous des bruits sourds, des glissements, comme le frôlement d'un corps de chat sous des feuilles sèches. Mais ce ne sont point des chats, ces animaux qui telle une classe de sages élèves après la sonnerie se présentent devant Isaïe. C'est une dizaine de rats que se rangent en demi-cercle devant lui, d'ailleurs aucunement perturbés par ma présence d'humain.
J'ai bien l'impression qu'ils ont attendu sa venue et que c'est le rendez-vous avec cette tribu-là qui est la vraie raison de notre sortie nocturne. En fait, Isaïe leur adresse la parole sur un ton d'intimité où résonnent même des accents de tendresse. A mon encore plus grande surprise le sujet de la conférence qu'il commence à prononcer devant eux tourne autour de l'efficacité respective des différentes méthodes de deuil qui ont cours dans les règnes animal et végétal. Il insiste surtout sur les moyens qui aident à digérer la douleur d'avoir perdu ses proches.
A la suite de son discours qui évidemment ne passe pas par des mots proprement dits j'arrive à comprendre que ces jeunes ratons sont tous frères et sœurs qui lors des orages de l'hiver dernier ont perdu leurs parents, un vieux couple qui, après une vie de globe-trotters à bord de gros cargos, s'était installé pour sa retraite dans une cabane de pêche abandonnée, au bord de la Gironde, pour rester en contact avec le grand souffle de la mer qui avait bercé toute leur vie de vagabonds au large. La force de la tempête ayant brisé les poutres de support de la cabane, les flots avaient tout englouti. Tandis que les jeunes avaient fui, leur mère était restée là pour soigner le mâle qui souffrait d'une crise de malaria ce jour-là. Dans les enfants et surtout dans le cadet, quelque chose s'est brisée à la suite de cette disparition sans trace. C'est justement le manque de tombeau dont souffrent leurs parents qui les tourmente le plus.
Je crois comprendre qu'Isaïe, bien au courant du problème, veut les initier à une technique pour exprimer la douleur qui, de par sa nouveauté inouïe parmi eux, cause leur stupéfaction générale. Je vois très clair que là, malgré tous ses efforts et malgré toute la confiance dont il est le dépositaire, l'enseignant a du mal à se faire comprendre, et que les orphelins, eux, ont du mal à mettre en pratique ses conseils. Ils clignotent, ils froncent les sourcils, grimacent et se tordent le visage, rien n'y fait. Alors Isaïe me fait signer de m'approcher avec ma petite malle, d'en sortir la pipette et le petit récipient d'eau salée.
Patients et sans aucune peur, les jeunes ratons se laissent faire, ne sourcillant même pas quand la pipette dépose dans chacun de leurs yeux une gouttelette de ce liquide qui se répand sur leur cornée, rend étincelantes leurs pupilles, par un effet prismatique fait miroiter en mille couleurs la lumière émanant du corps d'Isaïe et ensuite dégouline doucement sur leur visage, emportant avec elle, liquéfiée, une partie importante de leur peine.
Très lentement, les sages élèves tranquilles et obéissants en passent aux reniflements, aux éternuements, puis aux chuchotements. Les chuchotements se font couinements, ronronnements, sifflements et petits cris aigus. Toute la bande commence à danser en tous les sens, formant une sorte de cercle autour des sabots d'Isaïe qui finit par les calmer par un braiment tonitruant.
Quand les ratons consolés sont
partis, avant même qu'Isaïe ne me la réclame, je lui
tends la Sweet Afton, je l'allume et la lui pose entre les lèvres.
Après un moment de satisfaction silencieuse, quelque part de l'intérieur
de la grotte j'entends résonner de la musique, un air de jazz de
Coleman Hawkins : My melancholy baby.
IV
Isaïe parfois fait de très grands efforts, il accomplit par exemple des prouesses de rapetissement. Il lui arrive de se rétrécir à un point tel qu'il s'évanouit complètement de ma vue, que le doux clapotis des ondes électromagnétiques qui assurent la vision déjà ne l'entourent plus, que même les photons le traversent sans heurter aucune couche de matière, aussi mince soit-elle, qui leur fasse obstacle.
Isaïe est alors en mesure de traverser mes paupières, ma rétine, la peau de mes coudes, assez rugueuse il est vrai, celle, plus souple mais aussi plus tacheté de mon dos, les poils de ma moustache, en somme : toute la surface de mon corps - bien entendu sans que je m'en aperçoive. Il sait donc s'infiltrer dans moi suivant un parcours linéaire, de haut en bas et de gauche à droite, comme s'il avait à parcourir un livre.
Le problème qui ne manque pas de se poser très vite consiste dans le fait que, une fois bien engagé dans les tubules, cavités, hypogées et alvéoles les plus subtiles de mon organisme qui évidemment ne se soucie pas de digérer ni d'expulser cet intrus, vu sa dimension microscopique, Isaïe se met aussitôt à regrandir ! Peu à peu donc, à un niveau insoupçonné de micro-compartimentalisation de mes cellules et tissus, je ressens le précurseur infiniment délicat d'un chatouillement ; les effets de plus en plus perturbateurs d'une présence point du tout prévue dans les vésicules rénales par exemple ou dans un pli intestinal normalement privé de tout accès à la perception consciente. C'est à ce moment-là que surgit en moi le regret cuisant d'être si peu ventriloque, contraint donc de faire passer les admonitions de plus en plus urgentes, angoissées mêmes, à l'égard de mon sous-locataire irrespectueux par le détour de chuchotements hélas trop audibles pour le public occasionnel de terrasse de café qui m'entoure : "Isaïe, arrête, arrête s'il te plaît ! Isaïe, rapetisse, rapetisse, je t'en supplie !"
Ce sont des injonctions vaines, malheureusement, qui ne me valent que l'attention de moins en moins voilée des habitués désœuvrés du Brazza. "A qui parle-t-il donc, ce gros moustachu à l'œil effaré ?" C'est la muette question qu'expriment trop clairement les regards qui, avant de retourner sur le journal SUD-OUEST déployé devant eux, s'étaient furtivement posés sur moi dont l'angoisse ne cesse de grandir à mesure que ne cesse de grandir en moi ce fripon, cet endoparasite explosif qu'à tout prix il me faut évacuer.
Me voilà agrippé à un exemplaire du Canard Enchaîné, journal choisi expressément pour donner un prétexte à ce besoin irrésistible que j'éprouve de me tordre de rire, de me plier en deux sur ma chaise et de m'esclaffer à bâtons rompus, lâchant le journal, lâchant tout contrôle, lâchant enfin ce rictus déchirant - hélas pour quelle nouvelle épreuve ? Pour passer à des spasmes, à des convulsions qui ressemblent de plus en plus à des douleurs d'accouchement.
"Qu'est-ce qu'il lui arrive, à celui-là", c'est le message que me transmettent trop visiblement les lèvres crispées, les sourcils froncés de Claudine que mon manège à la fin a fait accourir. "Vous désirez autre chose, Monsieur Jacov," sont les paroles qui sortent de sa belle bouche renfrognée. Oui, il me faut de toute urgence une grande cuvette ou bien un seau, accompagné du rhum le plus fort dont dispose la maison.
Quittant les parages de mon bas-ventre, mon endoparasite quadrupède, traversant boyaux, artères, tissus, vient de s'installer à la hauteur de mon estomac, ce qui amène cet organe destiné à des usages bien différents à rouspéter sous forme de rots continuels et de hoquets, puis à se contracter d'une façon extrêmement violente et persistante à la fois, s'engageant d'une façon incontournable sur la voie du vomissement. Et voilà qu'arrive, à point nommé, en même temps que le réconfort alcoolisé, un grand seau en plastique, d'un blanc luisant pour servir ce besoin que Claudine a bien discerné sans toutefois en pouvoir repérer la cause.
Tout, à cet instant qui précède la délivrance terrible, m'incite à fuir un lieu public où cet accouchement buccal ne peut manquer d'attirer sur moi la honte et la réprobation générale, mais toutes les bornes de la bienséance et de la bonne tenue étant déjà franchies, je me contente tout simplement de me cacher derrière trois tables renversées et la nappe énorme, fleurdelisée que Claudine, par un effet de complicité tacite et probablement spécifiquement féminine, vient d'apporter.
Accroupi sous cette tente, claquant des dents et grelottant de tous les membres, je me sens enfin un peu à l'abri. Cela fait un bon moment que j'ai cessé de rappeler l'intrus à l'ordre. Mes imprécations désespérées "Isaïe, Isaïe !", celles à haute voix aussi bien que celles inaudibles, ont cédé la place à des borborygmes inarticulés. La tête penchée au-dessus du seau dont mes mains serrent les bords d'une façon convulsive, le torse secoué par des éructations au rythme saccadé, je réussis enfin à envoyer Isaïe en amont de l'œsophage, à lui faire passer le larynx, le palais, la parade figée des molaires et le faire chuter, richement baigné de la matière liquéfiée dans laquelle mon déjeuner s'est transformé, dans le récipient prévu.
Là, brayant, éternuant, dégageant ses narines obstruées, Isaïe lutte quelques instants pour retrouver, dans la mare de mes sucs digestifs, son équilibre et sa position debout, ânon miniature, mesurant trois centimètres sur deux environ. Mais son rythme de réagrandissement s'accélère. Il s'épanouit, s'élargit, s'épaissit à vue d'œil pour bientôt, toujours à l'abri de la tente, sortir du baquet où il est encastré et qu'il envoie promener d'un coup énergique de sabot. Se tournant vers moi, il remue et ses oreilles et sa queue, sorte de salutation enjouée censée me sommer de ne pas lui en vouloir.
Tout épuisé, mes vêtements
trempés par la sueur, après avoir redressé les trois
tables qui ont constitué notre abri, je commence à siroter
mon verre de rhum avec un plaisir de bébé qu'on avait précocement
menacé de sevrage, trop affaibli pour lui adresser aucun reproche.
Lorsqu'il a recouvré les deux tiers de sa taille habituelle, son
processus de croissance s'arrête pour cette fois-ci. Sortant de dessous
les plis de la grande nappe fleurdelisée, il fait sécher
sa peau grise dans les courants d'air qui apportent les relents de la marée
haute en train d'envahir le bassin portuaire. Et de commencer un de ces
rituels dont j'ai renoncé à capter la raison et la finalité
précises. Isaïe pose donc son derrière sur le petit
tabouret, met ses deux jambes de devant sur la table, des deux côtés
du cendrier bien rempli et attend patiemment que j'allume la Sweet Afton
et la lui fasse passer entre ses grosses lèvres pour qu'il se remplisse
les poumons de cette fumée mordillante et caressante à la
fois, si spécifique aux tabacs de la Virginie et qu'il fait sortir
en jolies petites bouffées bien rondes de ses narines. J'enlève
la cigarette de ses lèvres pour en faire tomber les cendres dans
le cendrier, libérant en même temps l'autre bout de la salive
trop abondante dont il s'est imprégné, et la replace dans
la bouche d'Isaïe qui ronfle de plaisir à se voir ainsi dorloté.
V
Certains matins, n'ayant pas le courage d'affronter la solitude de mon atelier, je quitte la maison uniquement pour me diriger vers le kiosque du marchand de journaux et, muni de l'objet de mon choix, je retourne aussitôt chez moi. Ouvrant doucement la porte de mon appartement je surprends Isaïe qui se roule sur le tapis au centre de la chambre. Geignant, suant, tremblant, son corps se tord dans tous les sens, ses jambes imitent une course effrénée, tous ses poils sont dressés, et pendant un instant, je suis traversé par la peur d'avoir pénétré, d'une façon indue, dans un des secrets de sa vie intime. Mais le braiment qui sort de sa bouche s'avère être celui de la plainte, un hurlement douloureux qui traverse les murs, le plafond, le plancher, les poutres et les pierres. Ses yeux, plus voilés ni protégés par les paupières, sont en train de s'agrandir jusqu'à la taille de soucoupes pour très grandes tasses à thé.
Enfin, au dernier moment, juste avant que tous les voisins n'accourent, cette plainte déchirante, hurlée du fond des entrailles, se tait tout-à-coup. Et moi qui avais commencé à bercer sa tête, à lui caresser son dos et son ventre palpitant, à chuchoter des imprécations désespérées dans ses oreilles, le suppliant de modérer sa voix pour ne pas nous attirer d'ennuis, je coupe court à toutes ces conjurations pour regarder son corps transi se démener en silence.
En sifflant, telle la vapeur qui sort d'une chaudière en ébullition, le halètement de sa respiration traverse ses naseaux, à un rythme de plus en plus rapide, saccadé, spasmodique. Je comprends que ma main sur sa nuque le gêne, que je devrais avant tout détourner mon regard de ses yeux glauques, embués, qui se sont tellement agrandis pour pouvoir donner passage à des courants torrentiels de larmes qui envahissent maintenant la chambre.
Attiré par une signalétique qui m'échappe, Maïté, le serpent qui se cache dans les broussailles au pied de la citadelle, s'est glissé sous la porte de notre chambre, en fait le tour en évitant l'ombre du lit pour se poser, le corps enroulé en cercle, devant la cheminée. La tête légèrement dressée, comme perché sur un escalier invisible fait d'air et de tension interne, il va assister à ce spectacle troublant d'un bourricot au supplice. Immobilisé, à genoux, m'agrippant à une chaise renversée qui me sert d'abri, je veux quand même le saluer, mais il me fait signe de ne pas bouger, ambassadeur d'un règne animal soucieux de préserver les règles classiques de la diplomatie. D'un œil sévère, il scrute le travail d'Isaïe pendant un certain temps, l'accompagnant parfois d'une danse sobre et rythmée et d'un très léger sifflement.
Mais Isidore, qui a traversé la fenêtre entr'ouverte et s'est posé sur le dossier de l'autre chaise, restée debout, qu'apporte-t-il d'autre sinon le tremblotement éperdu de ses ailes repliées sur elles-mêmes et le frémissement lancinant de ses antennes ? Un cri inaudible, perçu seulement par lui, le papillon, le convoque sur le crâne du serpent ambassadeur, dont la bouche, dès qu'Isidore y a pris place, dégage une goutte de liquide doré. Perché là, il ne regarde pas, il n'entend pas, il ne fait que trembloter. Cependant Isaïe qui ne semble pas se soucier de la présence de ces deux spectateurs supplémentaires poursuit son travail.
Profitant du fait que les gémissements d'Isaïe, loin d'être devenus inaudibles, ont toutefois beaucoup baissé d'intensité, le sentant en outre bien entouré par la complicité de ces deux gardiens fidèles, me voici tout à fait prêt à retourner à mon train-train quotidien. Je redresse donc la chaise renversée, prépare mon café, puis, en m'attablant, déplie le journal que je veux parcourir, laissant à Isaïe tout le loisir de se démener comme bon lui semble.
Me voyant engagé dans la lecture de l'éditorial, Maïté, invitant d'une légère secousse de ses gencives Isidore à partir, s'approche de la table et en entoure un des pieds pour y grimper lentement. Il glisse sa tête entre ma main qui tient la page et la tasse dont la forte chaleur semble l'attirer. Mais, lorsque sa bouche pourvue de deux dents très pointues s'ouvre toute grande dans la vapeur que le liquide noir continue à dégager, ce n'est point pour y boire, mais pour y déposer une autre goutte de ce liquide doré qui se révèle d'un goût très sucré. Se moulant à mon bras gauche qui lui sert de soutien, il continue à grimper, se glissant par des méandres doux et rassurants jusqu'à ma tête qu'il encercle, au niveau du front et de l'occiput, avec les plis souples et musclés de son corps. Au bout de quelques minutes, me voici coiffé d'un chapeau vivant au bord très mince et avec un grand trou circulaire au milieu. Cependant, les yeux de ce chapeau-serpent se placent exactement au milieu de mon front, apparemment pour partager ma lecture du journal.
Du fait que Maïté ne manifeste aucun signe de dépit quand je tourne les pages, j'en conclue que nos rythmes de lecture s'accordent assez bien. Toutefois, quand je suis arrivé à la rubrique météo, un très léger ronflement m'indique que mon co-lecteur s'est assoupi. Et en tournant mon regard vers Isaïe, ma perception soudain élargie me fait comprendre qu'à travers tout son manège hystérique - qui d'ailleurs continue de plus belle - ce n'est pas la souffrance individuelle d'un quelconque bourricot fustigé qui se fraie un passage, mais que lui, Isaïe, de son propre gré s'est transformé en capteur d'ondes émises par des plaies bien plus universelles. Qu'il est en train de traduire l'effet de maux qui viennent de loin, par exemple des multiples outrages subis par la terre ; des affres d'une montagne écorchée par des carrières, perforée par des mines et des tunnels, dynamitée pour donner libre passage à des axes de circulation, à des autoroutes et des pipelines.
Voilà que derrière sa peau devenue transparente se dévoilent des déchetteries, des abattoirs, des nappes de pétrole couvrant les plages au point d'étouffer les marées. Des cancers, des abcès, des lèpres traversent son corps à une vitesse d'éclair ; des liquides en giclent de partout comme autant de petites sources de montagne. Parfois j'entends, à travers leur ruissellement, la chanson toujours sereine de son sang, ce sang qui pendant des fractions de seconde a recouvert le sol pour tout de suite s'évaporer. En rafales, les maladies persistent à le traverser, fléaux du corps, de l'esprit et de ce qui est au-delà de l'esprit.
Alors tout doucement, pour ne pas réveiller Maïté, je me lève de ma chaise, m'approche d'Isaïe pour couronner sa pauvre tête d'âne avec les spirales du corps immobile de ce serpent qui a abrité la mienne durant cette période critique qu'est toute lecture de journal. Contre toute attente les angoisses dont témoigne Isaïe atteignent de nouveaux paroxysmes - comme si la présence de Maïté sur sa tête avait encore aiguisé ses capacités extrasensorielles. Je détourne les yeux pour lui donner tout loisir de continuer à traduire les douleurs de la terre, celles causées par les hommes et celles qui de loin nous dépassent et dont les serpents savent plus long que nous ; celle par exemple qui réside dans ses entrailles bouillantes, incandescentes, presque solaires et qui relève de sa rébellion contre son destin de globe errant en spirale à travers la nuit d'une quelconque galaxie anodine. Mais voilà que Maïté peu à peu donne des signes de réveil ; aussitôt les muscles crispés de sa monture se relâchent, le museau d'Isaïe arrête d'écumer, ses membres de tressaillir. Je me rends compte enfin que pendant toute cette crise de convulsions et d'angoisse Isaïe n'a fait que lire son journal à lui, ne s'empêchant pas d'en mimer les nouvelles pour lui importantes. Lui évitant toute obligation de s'expliquer, je me contente simplement d'apporter un seau, des éponges et un chiffon pour nettoyer le plancher.
C'est cette sorte de complicité
qui, pendant nos lectures de journal respectives, va s'installer entre
nous : lui, Isaïe, se démenant comme un forcené pour
capter et traduire les maux de la terre, transformant ses yeux en soucoupes
dont jaillissent deux jets de fontaines d'eau salée, et moi passant
la serpillière autour de lui pour sinon empêcher, au moins
limiter les dégâts. Puis, quand il a fini de geindre, de pleurnicher
et de vomir, Isaïe a faim. Nous descendons dans la rue et, comme si
de rien n'était, prenons place à la terrasse du Brazza
pour commander notre petit déjeuner : un demi pour moi et deux kilos
de carottes pour lui.
VI
Je redoute de plus en plus certains enseignements d'Isaïe ; surtout depuis hier, quand il m'a convoqué dans mon atelier où sur ma table de travail je trouvai au lieu de mes carnets d'esquisses deux sacs bien remplis, l'un de cailloux, l'autre de sable entremêlé de racines et de vase lisse. M'ayant enjoint de vider le contenu du premier sur le sol, il me pose la question : "Combien de cailloux, Jacov, crois-tu, pourront tenir dans ta bouche ?"
"De quelle taille ?", je demande le plus ingénument possible.
"De taille moyenne", il répond, "entre 16 et 35 grammes la pièce. De la taille de ceux qui se trouvent là, devant toi, sur le sol."
"Mais ils ne sont pas propres, ils vont me salir la bouche, ils pourront me casser les dents, et puis si j'en avale un, cela ne se digère pas."
Mais, méprisant de ma pauvre tentative de m'en sortir à si bon compte, il reste implacable, tout en mêlant l'humour à sa sévérité : "Tu n'en avaleras pas. Et hop ! Le premier pour Maschenka. Le deuxième pour Serghei. Vas-y, Jacov ! C'est moi, Isaïe, qui te le dis."
Ah, ce qu'ils sont gros et durs et froids dans la bouche qui semble déjà remplie au maximum par les trois premières pierres. Mais Isaïe m'incite implacablement à dépasser les limites qui me sont imposées par ma capacité buccale, par l'impulsion de plus en plus impérieuse de vomir et même par des troubles respiratoires. Malgré tout cela, me voilà à cinq, à sept, à neuf cailloux, bien sûr en les choisissant de plus en plus petits pour pouvoir continuer, avec des joues dilatées comme celles d'un hamster, ayant même commencé à mâchonner, mais d'une façon quasiment imperceptible, puisque dans cette bouche lourdement, douloureusement surchargée la marge de manœuvre des dents se trouve réduite à zéro, avec une langue qui ressemble à une vielle peau de serpent écrasé sous une montagne. J'ai mal au palais, mal aux dents, même la gouttière œsophage me fait mal sans que pourtant j'aie avalé quoique ce soit.
Depuis longtemps Isaïe a arrêté de dire "Un pour Jewgenij, un pour Fjodor, un pour Natacha", énumérant des noms de proches parents vivants et même défunts. Ce sont seuls ses yeux glauques et myopes qui m'enjoignent de continuer. Mais voilà la fin, cette fois-ci le caillou dans ma main crispée refuse de passer le seuil de mes lèvres ne serait-ce que d'un seul millimètre. La sueur perle de mon front, mon regard ahuri doit trahir mon angoisse, je me souviens de la femme qui hier, à midi, sur l'avenue du 144. Régiment d'Infanterie a hurlé "J'en ai marre enfin de cette merde !" et voudrais bien imiter son exemple.
Mais là, exactement au moment où ma tête entière fait mine d'exploser, il me faut reconnaître que Isaïe a calculé juste. Le plein est fait, et du sommet de mon crâne se dégage, d'abord sous forme de vapeur blanchâtre, la larve de ce garçon âgé de neuf ans, blême, hagard, maussade qui, choisissant la vie des cavernes, a refusé le contact des surfaces, du visible et du social, a refusé absolument de mûrir pour se replier sur cette existence atemporelle et larvaire. Isaïe, brayant de contentement, me fait le signe tant désiré m'accordant la permission de me libérer de ce bâillon de pierres qui me fait tant souffrir. Résistant à l'envie de cracher toute la charge à la fois, ce qui risque de me faire très mal, je me plie à la nécessité d'adopter une méthode d'extraction patiente et méticuleuse. Et plus j'évacue de cailloux de ma bouche, plus cette larve au-dessus de ma tête prend forme en chair et en os, revêt les traits d'un corps humain, poussant des bras et des jambes qui se posent devant moi sur le sol. Mais le regard qui naît dans ces yeux gris bleu entourés d'une tignasse de boucles blondes se tourne tout de suite vers Isaïe, qui semble parfaitement bien le connaître, ce garçon qui pourtant n'aimait pas les animaux, ni les bourricots, ni les chats, ni les vaches, et, pardessus le marché, pendant une longue période, ni les patates, ni le bifteck.
Enfin le voilà bien palpable et incarné, ce gamin sournois et même railleur au fond de son anorexie, qui, sous les directives muettes d'Isaïe, passe sa main dans le deuxième sac pour en sortir des poignées de sable entremêlé de racines et de vase lisse dont il se met sur-le-champ, à ma grande surprise, à remplir sa propre bouche et qu'il n'hésite pas à avaler, probablement en proie à l'illusion qu'il lui serait licite de se nourrir directement de la terre.
Moi, Jacov, il ne me regarde même pas, il ne me témoigne pas le moindre signe d'intérêt, ce garçon que pourtant j'ai été, hanté par la peur des chiens, n'arrivant pas à faire des ricochets sur l'eau avec des cailloux, rêvant d'une nourriture qui passerait par les yeux uniquement et apte à être digérée par cet intestin de la tête qu'est le cerveau. D'ailleurs comment lui, créature du passé, pourrait-il reconnaître son propre moi futur ? Tandis que moi je me souviens : seuls les lézards et les serpents il les aimait et probablement les aime toujours.
La nourriture insolite qu'il continue à ingérer tranquillement, un peu comme un remède amer mais qui s'est avéré efficace, semble produire un effet instantané : celui de rendre son corps de plus en plus transparent. Et ce qui s'y dessine de plus en plus nettement, beaucoup plus nettement que tout organe ou que tout ossement, ce sont, entourés d'une lueur rouge très intense, tous les œufs de crocodile qui se trouvent cachés dans les interstices qui séparent ses vertèbres. Le petit garçon arrête de manger et s'immobilise, les yeux fermés. La transparence de son corps a atteint son degré maximum ainsi que cette lueur rouge que dégagent certaines parties de son dos. Obéissant au signe que me fait Isaïe, je glisse ma main entre ses vertèbres pour l'un après l'autre en extraire tous les œufs de crocodile et les déposer dans le premier sac sur la table, celui qui contient les cailloux qui sont toujours tout mouillés par ma salive. Cette salive sèche très vite au contact des œufs dont émane une forte chaleur.
Lorsque le dernier objet rutilant a
quitté le corps du garçon qu'a été Jacov Vréméni,
ce corps commence à doucement s'évaporer, s'éthériser
pour, par la cime de ma tête, se résorber dans moi, le Jacov
Vréméni d'à présent. Le hochement de tête
de Isaïe, accompagné d'un très rythmé remuement
de sa queue touffue, me donne clairement le signal que l'enseignement,
pour cette fois, vient de se terminer.
VII
Sur le parking face au port stationnent souvent des voitures, l'après-midi ou en début de soirée, que leurs conducteurs solitaires ne font pas mine de quitter. Ils restent au volant, immobiles, en attente pendant des heures, mais le but de cette attente est difficile à déterminer. Le bac vient de passer, les bus qui emmènent les nombreux élèves du lycée et des collèges sont arrivés et repartis, le guichet de la SNCF depuis longtemps est fermé. Si le bruit de la circulation cesse par moments, on entend le clapotis presque inaudible du grand fleuve, parfois de soudaines rafales de vent qui font frémir les platanes, et de temps en temps les pétarades effarantes des motocyclettes dont le vacarme est censé solidifier l'ombre fragile que jettent leurs jeunes conducteurs.
Dans leurs grandes coques d'acier, de verre et de tôle, affaissés sur leurs sièges, bercés par les rengaines syncopées des muezzins de la radio, les chauffeurs oisifs scrutent d'un air d'ennui somnolent la surface du parking, l'Ile Nouvelle dont l'approche du couchant rehausse devant eux les contours, et les cabines téléphoniques vides. Les parfums de rosacés et de pervenches, émanant des parterres du jardin public, se mêlent aux relents légèrement salés et terreux qui émanent de l'estuaire et à ceux du carburant que dégagent les voitures, ces animaux pendant longtemps hypnotisés qui bientôt vont s'éveiller.
Remuant la queue, hochant doucement la tête, d'une allure chaloupée tel un dromadaire de cirque, Isaïe s'avance, approchant son museau d'un pare-brise ; et dans sa perspicacité de clairvoyant son regard se met à déchiffrer cet être humain qui se trouve de l'autre côté du verre, derrière la roue immobile du volant, le torse parfois entouré d'une ceinture de sécurité. Et si l'envie l'en prend, par ses savoirs de métamorphose, il fait grossir la tête du conducteur ahuri jusqu'à ce que de ses oreilles dégoulinent, en deux filets limpides, toutes ses pensées, tous espoirs, et jusqu'à son agenda et son carnet d'adresses.
La personne ainsi agressée d'abord ne sent qu'un très vague remous qui brasse ses cheveux. Regardant Isaïe, qu'elle prend pour un animal de cirque, elle cherche en même temps la charrette qu'il est censé tirer et son cocher. Je fais de mon mieux pour me tenir caché entre deux platanes pour rester à l'abri de tout soupçon qui pourrait m'assigner ce rôle.
Isaïe cependant, imperturbable, continue son interrogatoire silencieux pour procéder aussitôt, s'il le juge nécessaire, s'étant encore approché de plus près de la voiture en question, à la décharge de ses urines âpres et blessantes à l'odorat, pour ensuite doucement reculer.
En règle générale, l'agressé sort tout de suite de sa voiture ainsi éclaboussée, en faisant claquer la porte violemment, braquant ses bras sur ses hanches, se raclant la gorge en préparation d'une tirade d'insultes effrénées. Mais un dixième de seconde durant lequel Isaïe fait apparaître sa forme courroucée suffit largement à couper court à cette velléité pour la remplacer par une terreur soudaine dont la personne consternée n'arrivera jamais à démêler la cause, vu l'extrême éphémérité de l'apparition.
"Isaïe ! Isaïe ! Isaïe !" Mon cri exaspéré témoigne assez que je ne souhaite pas que cette confrontation-là, face à la ville bruyante et encore fort animée, se prolonge. Et en fait Isaïe, me répondant par le claironnement d'un cri aigu trois fois réitéré, fait mine de s'éloigner du champ potentiel de bataille. D'un pas grave et dodelinant à la fois il s'éloigne du parking portuaire, mais non pas en direction de la rangée rectiligne des platanes au-dessous desquelles j'ai cherché de mon mieux à me tenir caché, mais décidément du côté de la citadelle. Il traverse la borne en béton de l'aire de bitume, traverse les rails de la voie du chemin de fer qui depuis longtemps ne circule plus, pour emprunter le pont de pierre qui mène vers la Porte Dauphine.
Me dérobant à la colère de l'automobiliste qui, malgré cet entracte d'inexplicable consternation, est loin d'être apaisée, je suis Isaïe, mais avec beaucoup de précaution et une certaine timidité. Le va et vient accéléré de sa queue m'indique qu'il désire mettre une distance très nette entre moi et lui, qu'il ne me conseille donc pas de le suivre.
Une agitation proche de l'exaltation est en train de s'emparer de tout son être que je ne lui ai jamais vue. Elle se traduit par de petits bonds en avant, des pas sautillants de danse accompagnés de braiments rythmés, par un air musical qui enveloppe jusqu'au poil sur ses oreilles.
Très discrètement, tel un agent secret, usant de ce minimum de complicité qu'il m'accorde, je continue à le suivre dans sa marche en amont qui traverse le pont, l'entrée de la citadelle par la Porte Dauphine, longe l'axe central et s'enfonce dans la rue du 144ème Régiment d'Infanterie. Sur un ton de désir et d'attente anxieuse, il pousse un dernier cri, peu mélodieux il est vrai. Et voilà que cet appel trouve un écho, une réponse qui monte de derrière la rangée basse des bâtiments qui bordent la petite rue. Bien avant moi, Isaïe vient d'apercevoir Marius qui pointe sa tête dans l'embrasure d'une fenêtre de cuisine. La tête disparaît, de l'intérieur un bruit de vaisselle tombant par terre annonce un départ précipité.
Dès que Marius paraît devant lui, une transformation des plus sidérantes se produit dans Isaïe : de truchement vénérable de choses invisibles sises dans une sphère bien au-delà du sommeil des humains, il redevient un petit âne bavard, enjôleur, friand de commérages entre bourricots. Les deux animaux se saluent d'un braiment enthousiaste, se frottant de la tête, du cou, des côtés, comme si depuis toujours ils étaient proches, liés l'un à l'autre par des attaches beaucoup plus profondes que celles créées par la seule appartenance à une même espèce. Les braiments de plaisir cessent peu à peu pour céder la place aux murmures, aux chuchotements intimes dont mes oreilles, trop éloignées, n'arrivent même pas à capter les sonorités les plus brutes et dénuées de sens intelligible.
Une fois les caresses et les épanchements de cœur finis, les deux confrères partent ensemble pour faire un tour des lieux, Marius servant de Cicérone au nouveau venu. Après avoir parcouru les grands axes, escaladé les points de panorama, fourré leurs têtes entre les barreaux des grilles qui barrent l'accès aux hypogées, Marius tient à approfondir l'exploration de ce site majestueux dont il semble connaître la vie intime et secrète. Muni d'une brindille de bois qu'il tient coincée entre ses grosses lèvres, il commence à flairer les pierres de taille qui composent un des murs de la forteresse face à l'estuaire. Ayant trouvé un emplacement bien précis il commence à gratter, par des secousses de tête bien appuyées, dans une fente au mortier bien effrité qui sépare deux pierres plutôt petites. Il gratte, devant le regard patient et quelque peu indulgent d'Isaïe, jusqu'au point de pouvoir disloquer une de ces pierres de taille qui, avec un bruit sec, vient s'écraser devant ses sabots. Marius la scrute très attentivement : mais non, aucun des petits sachets en matière plastique transparente qu'elle était censée tenir cachés sans risque de découverte n'est tombé avec elle. Il fourre donc sa langue dans le trou béant devant lui pour en sortir les sachets remplis d'une substance blanche, en poudre. Apparemment très sûr de son choix il déchire l'enveloppe de l'un d'eux pour enduire sa langue de la poudre très fine qui en sort. D'un généreux hochement de tête, il en offre à Isaïe.
Moi, espion accroupi derrière les deux animaux frères qui cherchent à fêter dignement leurs retrouvailles, j'observe leurs manigances d'un œil effaré, tombant de surprise en surprise. Néanmoins là, le cas échéant, ma conviction ferme qu'Isaïe est bien au-delà de tout usage de la drogue ne se voit pas ébranlée. Et à en juger par l'échange intense de chuchotements, d'admonitions et de protestations entre les deux animaux, il réussit apparemment à faire partager son point de vue à Marius, la preuve étant que celui-ci commence à cracher énergiquement les restes de poudre qui de sa première lampée avide lui sont restés dans la bouche. Puis, à deux, non sans efforts, ils replacent la pierre de taille dans son trou après y avoir remis soigneusement tous les sachets. Convaincu définitivement, à la suite de ces discussions, que son confrère en sait plus long que lui, Marius lui cède le rôle de guide que, en tant qu'habitant de la citadelle, il s'était présomptueusement arrogé.
Isaïe renifle l'air du soir à plusieurs reprises, décidé à suivre une piste bien précise qui semble le mener vers une zone de la citadelle où l'on ne met que très rarement le pied, ne serait-ce que du fait que, officiellement du moins, personne n'en possède la clé. Il s'agit de cette partie des casemates qui se situe directement au-dessous du petit vignoble tout au sud de l'enceinte des murailles. Non seulement Isaïe par un simple coup de sabot réussit à déverrouiller la grille qui en bloque l'entrée, mais, là aussi, comme dans la grotte troglodytique, à faire émaner une luminescence de son corps qui est assez forte pour éclairer le chemin. Un couloir étroit aux parois humides nous conduit vers une salle carrée à l'aspect de cachot, sans aucun soupirail et normalement engloutie dans l'obscurité la plus totale.
A la lumière ce cette lampe ambulante qu'est le corps de notre guide, les murs nous révèlent une série de signes noirs indéchiffrables et sur le sol un grand cercle formé par des restes de chandelles pourpres.
"Jacov, il n'est plus besoin que tu te caches. Je peux vous présenter."
Aussitôt j'ose quitter l'abri que je me suis jusqu'ici réservé dans les ténèbres et ose pénétrer dans cette bulle mobile de lumière qui entoure Isaïe pour tendre la main à Marius pour qu'il puisse y renifler tandis qu'Isaïe lui répète mon nom.
Toutes les réactions de son corps cependant trahissent qu'il a très peur. Des noms d'humains autre que John et Lola, ceux de ses maîtres, ne lui disent rien. La main que je lui tends et qui cherche à caresser son flanc nerveux et palpitant ne fait qu'augmenter la panique inexplicable qui depuis quelques instants s'est emparée de lui. Il veut à tout prix quitter ce lieu. Isaïe ne fait aucun effort ni pour le retenir ni pour le guider vers la sortie. Marius en effet a du mal à retrouver ce couloir que le noir derrière nous vient de réinvestir, mais la panique aidant, à force de tâtonnements il trouve son chemin pour disparaître au galop.
"Ce n'est pas toi qui lui fais peur. Ce sont les autres."
Puisqu'il ne semble pas enclin à s'expliquer davantage, je me permets le lui poser la question de qui il veut parler.
"Alex, Encarnaciòn, Ermingelda et leurs soi-disant disciples. C'est ici qu'ils font leurs messes noires."
"Et Marius, comment lui peut-il en être au courant ? Est-ce qu'il sait ce que c'est qu'une messe noire ?"
Isaïe me dit que cela n'est pas exclu. Peut-être en a-t-il une notion très floue à travers les vagues racontars des chatons qui l'entourent dans son préau-pâturage, ou par le gazouillis fébrile des pinsons et des moineaux qui hantent les parages, ou par les échanges plus graves et plus mystérieux entre des chats-huants et d'autres créatures de la nuit, car Marius parfois fait des insomnies.
Isaïe s'avance vers le milieu du cercle formé par les restes de cire pourpre et m'invite à monter sur son dos. Dès que j'y ai pris place, la lumière émanant de son corps semble baisser. En fait, elle baisse jusqu'à ce que nous voilà enveloppés à nouveau par le noir. Il fait froid. Ce n'est que maintenant que je suis sensible aux puanteurs nauséabondes que dégagent les murs. Au-dessus de ma tête des centaines de pieds de vigne poussent leurs racines dans un sol d'argile.
En fermant les yeux j'ai l'impression de voir devant moi, dans son attirail grotesque, Alex. De voir son visage blafard, mal rasé derrière son capuchon noir, de deviner sa bedaine qui sort de sa cagoule aussi bien que son sexe qu'il a du mal à cacher. Je le vois officiant là, se servant de tous les outils blasphématoires qui sont de rigueur pour l'occasion, mais sans aucun enthousiasme, peut-être bien malgré lui, soumis aux ordres d'un impitoyable maître absent dont il souhaite ardemment être délivré. Mais à quoi cela servirait qu'Isaïe vienne l'embrasser là, dans ce cachot, à minuit, dans le cercle de chandelles pourpres qui l'entourent ?
Puis j'entends une voix sonore d'âne qui me dit :
"Arrête de regarder à travers mes yeux !"
En effet, pendant un moment je ne vois plus rien. Pour être sûr de n'être pas dupe d'un de ces films d'épouvante dont il sait punir mes mouvements les plus secrets de révolte, j'ose lui poser une autre question, en chuchotant dans le noir :
"Pourquoi ces gens, pour célébrer leurs rites néfastes, choisissent-ils expressément ce lieu-ci, cette cave sous la vigne ? Pourquoi ne vont-ils pas dans un des nombreux autres souterrains de la citadelle qui pourtant s'y prêtent beaucoup mieux ?"
Et Isaïe de m'expliquer, en faisant peu à peu revenir la lumière, que la vigne est bien un symbole primordial du Sauveur qui dans le pressoir du martyre fait jaillir le suc de la grâce du raisin qu'est son corps. Lui, Alex, connaît bien ce tableau, dans la cathédrale de Chartres, qui montre le Christ dans le pressoir, vigne et vigneron à la fois.
Je lui dis que j'ai mal au cœur. Que je n'y tiens plus. Que tout cela, ce n'est pas vrai. Qu'il n'y a ni Alex ni messe noire. Et que je veux surtout rentrer chez moi.
Isaïe me fait doucement descendre
de son dos. En silence nous rebroussons chemin. Une fois la grille franchie,
il me dit : "Je t'avais conseillé de ne pas me suivre, ce soir."
VIII
Le temps s'est encore arrêté, et dans l'abîme qui s'est creusé entre les deux secondes, celle de l'avant et celle de l'après, Isaïe, curieux, fouineur, flaire le museau du taureau qui vient d'être abattu pour constater que l'animal, à l'encontre de tout ce que donnent à croire les banderilles du picador et la pose victorieuse du matador, n'est pas encore trépassé tout à fait.
Il y a l'applaudissement figé de la foule figée, un cliquetis sec, celui de deux pièces d'acier s'entrechoquant.
Isaïe, avec un reniflement quelque peu nerveux, promène sa langue ébréchée autour des gouttes de sang qui ont éclaboussé la nuque du taureau et autour du flot continu qui ruisselle de ses narines. Il y goûte d'une façon méticuleuse et savante, comme pour une dégustation de vin. Ses sabots écrivent sur le sol, en marquant un rythme saccadé, des symboles, des chiffres, bases d'un calcul mystérieux qui, passant par les antennes que sont ses oreilles, englobe au ciel les étoiles de quelques constellations.
D'ailleurs sa peau d'âne dès le premier instant de son apparition fantomatique s'est faite électrique et, chaque fois qu'elle frôle celle de la bête agonisante, produit une sorte de court-circuit qui fait que ce taureau isolé, solitaire, livré à la merci des humains qui justement n'en connaissent pas, se trouve entouré par des centaines et centaines de taureaux, par un vaste troupeau dont le déferlement menace d'inonder totalement l'espace de cette fraction de seconde non prévu qu'Isaïe a su incorporer dans le tissu incandescent et malléable du temps. Oui, ce troupeau menace de le submerger lui-même, pauvre bourriquet, dans la houle de ces corps sur-musclés qui en fait vont l'engloutir mais seulement pour le faire tout de suite ressurgir, revigoré.
A la suite d'un nouveau tour de ce jeu de disparition-apparition je le vois et l'entends, Isaïe, qui prononce à son public taurin d'ailleurs assez indifférent, un de ses fameux discours surprise ; cette fois-ci c'est sur la beauté du jardin Takenouchi-Cho avec ses îles en forme de tortues et de grues dans la mer des cailloux. Isaïe d'une façon très savante en compare la splendeur au charme plus discret de Chishaku-in avec son pont courbe et ses cèdres taillés et son eau bien réelle qu'il fait boire maintenant à tout ce troupeau aux têtes dorénavant innombrables, apte à peupler une savane africaine.
Entre-temps toute cette assistance humaine d'un après-midi de corrida, ces hommes, femmes et adolescents qui font du bruit et qui boivent et qui mangent, soudain et sans le savoir, se trouvent être à la merci d'une armée de taureaux qui, une fois qu'elle a bu l'eau désaltérante de Chishaku-in, pourrait réduire en bouillie de sang et d'os broyés cette assemblée de vivants qui sont allés trop loin dans leur ivresse jusqu'à, toujours à leur insu, percer le temps pour se trouver en face de cette autre corrida, infime et gigantesque, imperceptible et par trop voyante que dirige un calcul mystérieux qui relie des étoiles à des chiffres inscrits dans du sable.
Isaïe agit comme s'il connaissait chaque animal par son nom. Il les fait boire, lui, un mirage, eux, d'autres mirages émanant d'un souffle de temps immobile, tout en continuant sa longue et onéreuse dissertation sur le Tenryu-ji, toujours à Kyoto, comparé au jardin extrêmement abstrait et dépouillé de la résidence Katsura à Tsukahara.
Les taureaux qui ont déjà bu commencent à éprouver de l'ennui face à ses propos qui n'en finissent pas. Certains, de moins en moins respectueux, prennent un air menaçant, poussant Isaïe de leurs cornes. Ne donnant pas le moindre signe d'une quelconque perturbation, Isaïe leur explique les splendeurs du Ginkaku-Ji avec la salle de thé la plus ancienne du Ri-ben, Pays du Soleil Levant.
Mais cette armée animale immense, déferlante comme une marée, n'admet plus de bride, ni celle de vaines paroles ni celle de la présence physique d'un âne prêcheur qui s'arroge le droit des dissertations infinies et mal ciblées. Elle se met en marche pour tout d'abord piétiner le taureau qui est toujours là, dans le pli vertigineux du temps arrêté, toujours agonisant, en deçà, au-delà du seuil de la mort qu'il n'arrive pas à franchir définitivement, comme s'il était paralysé par la crainte d'un enfer de taureaux qui, une fois la borne franchie, pourrait l'accueillir.
Maintenant, je ne vois que trop clairement que tout d'un coup Isaïe a peur. De grosses gouttes de sueur ruissellent le long de son museau, humectant ses narines, et sa langue n'arrive pas à les gober au passage. Les taureaux devant lui vont soit le chasser soit le massacrer, lui qui continue à évoquer les splendeurs de Byodo-yin aux approches du crépuscule, en automne, et le repos serein qui entoure l'île centrale du Hojo-ji. Mais sa voix va se perdant, il a du mal à respirer, lui, ce bourriquet rêveur, peureux, au pauvre cœur qui bat si vite, lui seul confondu dans la cohue de ces animaux si guerriers, tellement plus forts que lui et prêts à se venger de lui d'un méfait qu'une autre espèce que la sienne a commis sur un de leurs congénères.
Il me semble, mais est-ce vrai, qu'Isaïe ferme les yeux. Est-ce vrai qu'il est en train de compter les secondes qui le séparent encore de la fusion de ces deux temps, celui mobile et effervescent qui héberge la succession des instants et celui qui maintenant s'est figé, arrêté, tournant seulement sur lui-même ? Après avoir hésité, Isaïe retrouve son courage. C'est lui-même et lui-même uniquement qui à l'intérieur de ce temps en vertige établit le court-circuit qui enfante tous les mirages, dont ces taureaux en train de le menacer.
J'ai oublié d'ajouter que là,
Isaïe est très très petit, que cette armée sauvage
de taureaux également est très très petite. Que moi-même,
bœuf ahuri et valétudinaire, au poil grisonnant et au sexe rabougri,
je me trouve pris dans ce mouvement de rapetissement irrésistible,
ballotté sur cette corne de taureau qu'est le temps, ne sachant
où donner de la tête pour enfin retrouver ces jardins japonais
dont Isaïe vient de nous esquisser l'image salvatrice, radieuse et
d'une sérénité indépassable.
IX
- Regarde, regarde de près. Telle est l'injonction que me fait Isaïe, vers la fin de cet après-midi passé au bord de l'estuaire.
Or, pour regarder cet objet de près, il faut le ramasser.
Il s'agit d'un pied de vigne complètement délavé.
Le va et vient des vagues, les marées, les courants l'ont ballotté, râpé, salé ; ils l'ont dénué de son écorce, ont sclérosé ses vaisseaux conducteurs et ses trachées pour le réduire à l'état de squelette végétal, d'ossement glabre privé de sépulture. Car même la Gironde qui pourtant ne rend pas les corps qu'elle a une fois engloutis l'a recraché sur la rive comme épave, détritus qui ne peut plus se réclamer d'aucun destin ni d'aucune fin à atteindre.
Regarde, me dit donc Isaïe, regarde de près.
Obéissant, je scrute cette dépouille végétale qui, de son vivant, en tant que cep sans doute aurait souhaité mieux que d'être tendu entre deux fils de fer, d'être taillé et retaillé, d'avoir à se séparer de ses feuilles aux moments de l'année où il en avait le plus besoin, de se voir contraint de toujours se recroqueviller et s'aplatir telle la cloison d'une chambre qui manquerait à jamais de plafond. De déverser tout son élan dans deux seules branches symétriques qui, de façon inéluctable, se voient coupées après le quatrième bouton pour ensuite pousser des rejetons vers le ciel. Le condamnant ainsi à une abdication totale de sa nature primordiale de liane qui veut pouvoir se lancer dans toutes les directions sans aucune entrave, s'accrochant aux arbres les plus grandiloquents qui dans l'escalade vertigineuse de leurs cimes vers le ciel et les marées du vent n'ont plus qu'un vague souvenir du sol dont pourtant leurs propres racines se nourrissent. Entre les branches de séquoias et de sycomores, cette liane aurait voulu tendre des cordes de saltimbanque et des passerelles sur le vide, mais elle a dû mourir dans ce cep pour enfanter des raisins sur mesure.
Dans l'adversité, ce fragment de bois mort a commencé à se forger un corps. Sa partie supérieure, sphéroïde anfractueux, est en train de se transformer en tête ou plutôt en protubérance céphalique. Du dédale blafard et tourmenté des fibres en vrille, des sinuosités creuses, des cannelures zigzaguées, des cavernes et entonnoirs qui s'entrepénètrent, est en train de surgir un masque terrifiant dont les traits subissent une macération continue. Sourcils hérissés, orbites vides, bouches béantes et tordues, lèvres trouées s'y livrent des batailles pour l'accès à la surface de l'univoque et du stable, tandis que cette surface elle-même est déjà en train de se transformer en pied, en main, en corps, en sexe, en voile, en animal indéfini.
A la fin, ce bâton presque aussi léger qu'un bouchon est devenu heurtoir anodin pour frapper à des portes invisibles ; celles des roches calcaires qui s'effritent sous la dent des marées. Celles de la mousse qui couvre la berge en pierre de taille de l'embarcadère. Celles des micelles jaunâtres en bas des murs de la citadelle face à l'estuaire.
- Il n'y a pas de porte, me dit Isaïe, il ne faut pas frapper. Il ne faut pas se servir de baguette magique.
Je lui demande une explication plus précise.
- Regarde tes pieds. Non, pas comme cela. Tu ne fais que regarder tes chaussures.
Oui, ces chaussures-là trahissent toute ma peur d'avancer dans le limon et la boue des abords du port. Je les enlève.
Isaïe fait oui de la tête.
J'ai peur de salir mon pantalon. Je l'enlève. Isaïe fait encore oui de la tête.
- Laisse-toi guider.
J'ai froid. Le pied de vigne ne m'indique aucune direction. Par contre il me donne l'envie d'avancer tout simplement vers le fleuve et, avant de l'atteindre, de m'enfoncer doucement dans la vase au point d'avoir à l'avaler et d'y sombrer complètement, jusqu'à ce qu'elle coule le long mon gosier.
J'enlève le reste de mes vêtements.
Mais là, ce fragment de bois mort que serre ma main me fait comprendre que la vase recule. De son côté, elle a peur, la peur, de plus en plus sensible, de se salir au contact d'un larynx humain, de la vibration affolée de mes cordes vocales et du monde souterrain, infect et gazeux de mes poumons. Elle a surtout peur de se perdre dans le dédale de toutes ses alvéoles se ramifiant à l'infini.
Malgré ma marche en avant, la distance entre moi et l'estuaire ne fait que grandir.
Le pied de vigne mort se retourne contre moi pour frapper contre ma poitrine.
Lui faisant écho, il y a des voix qui se réveillent dans mon thorax. Ce sont, à l'intérieur de mon cœur, les voix de mes pieds. Et ce n'est pas une plainte, c'est un simple constat qu'elles énoncent.
Mes pieds ont failli mourir dans ces chaussures-là.
Puis les voix de mon thorax se taisent. J'ai l'impression que le limon qui protège les abords du fleuve aurait moins de mal maintenant à descendre mon gosier, si jamais l'envie me reprend de m'y enfoncer.
Isaïe s'approche pour m'enlever
de ses dents le pied de vigne comme si c'était un instrument précieux
qu'il faut passer à d'autres disciples après moi. Pendant
un moment, tandis que je commence à me rhabiller, je suis traversé
par un mouvement de jalousie.
X
Isaïe veut bien me montrer comment faire pour parler avec les arbres, mais pour y parvenir, m'explique-t-il, il faut d'abord faire respirer la pensée.
Le mieux, dit-il, c'est de se rendre au bord de l'eau et d'attendre l'heure du couchant. Cette lumière-là, toujours selon lui, rend plus facilement discernables, à l'intérieur de la pensée, les simples clous qui lui servent de garde-robe et de squelette tout à la fois.
L'espace de la pensée, selon lui, est une sorte de grenier qui ne se trouve ni au-dedans ni au dehors de la tête. Le premier clou qu'il m'y montre, là au mur, tout au fond, à gauche, sert avant tout à suspendre les pensées sages, orthodoxes et, somme toute, linéaires.
Le deuxième clou, à gauche également, est destiné à accueillir les pensées contradictoires, les pensées en vrille et toutes celles qui se terminent par un Y.
Le troisième, toujours à gauche, mais qui refuse de tenir au mur dont le crépi laisse déjà percer des gerçures, est censé racoler les pensées désarçonnées, randonneuses, refusant les responsabilités d'adulte et en outre toutes les pensées qui virevoltent sur elles-mêmes. Malheureusement, ce clou-là n'arrête pas de tomber du mur, entraînant dans sa chute, pêle-mêle, toute cette peuplade de pensées dont l'objet précisément était d'emblée la rumination, l'errance ainsi que toute sorte de revirement inopiné - et les voilà, étalées pêle-mêle sur le plancher de l'entendement et de la faculté de raisonner, en train de se transformer en vecteurs de plainte, de hargne et de revendication selon laquelle, après tout, un rayon du soleil de la logique leur est dû.
Les pensées bleu azur par contre, suspendues elles aux clous du plafond, ne manquent pas de leur indiquer de continuer, même tombées par terre, de virevolter et de cesser de se plaindre.
Le deuxième rang de clous sert de point d'attache pour les pensées qui tournent autour des primevères, des myosotis et du cadeau à offrir à Catherine pour son anniversaire. Mais les clous pour attacher les pensées beaucoup plus sérieuses qui pensent justement les clous, le mur, le grenier ne sont pas exclus de ce rang-là.
Pour les pensées molles, rondes, verdâtres, il y des cordes à linge. Pour chaque pensée qui finit par Amen, il y un crampon rose. Et pour chaque pensée qui va au-delà de la naissance, il y a un clou de sel pour les hommes, de sucre pour les femmes qu'on peut faire fondre dans la bouche.
"Une fois ce clou fondu", me dit Isaïe, "tourne-toi vers l'Ouest. Si tu veux, tu peux garder les yeux fermés. Tu vas sentir les pensées du soleil s'enfoncer comme des clous dans ton crâne. Dis Amen. Fais-toi mur. Permets aux pensées qui ont pour objet les clous de se transformer en des clous véritables. Suppose que pour penser sa propre naissance il n'aura manqué au soleil qu'un mur et dans ce mur un clou pour y attacher cette pensée jusque là impensable même pour lui qui est celle de sa propre naissance. Permets que ce léger arrière goût de sel ou de sucre se répande dans ta bouche. Permets-toi d'accéder, par la porte de ce goût et de ces clous dans les clous, à cette chose inouïe et jamais soupçonnée : un soleil derrière le soleil, en train de se lever, là, dans le couchant, à travers le couchant - le soleil au-delà de toute pensée qui puisse s'accrocher à des clous sur les murs d'un bâtiment construit sur cette terre, qui, elle, ne serait qu'une pensée, une seule, de ce soleil-là. De cette façon, tu peux faire respirer ta pensée, tu peux l'emmener en plein air, la faire sortir du grenier, et là, tu pourras parler avec le saule ou le sapin.
Pour lui parler il faut d'abord le
voir. Pour le voir vraiment, il faut d'abord te défaire des dents
qu'il y a dans tes yeux. Puis écoute avec ton dos en écartant
un peu tes ailes. Si de tes paupières alors poussent tout-à-coup
des branches et de ces branches à leur tour poussent des feuilles
et de ces feuilles poussent des pupilles, regarde de cette nouvelle façon,
sans mâchoire ni gencive. Les racines de l'arbre alors seront comme
un clocher renversé dont la cloche est peut-être ton nombril.
Si par contre Björn, le gnome scandinave à la barbe rouge paraît
dans le sol transparent, ne sois pas effrayé s'il t'adresse la parole
en suédois. Ne sois pas étonné non plus, si jamais
il y a contact, que les arbres soient tellement rapides sur les autoroutes
de la lumière. Ce ne sont pas vraiment des autoroutes, et la lumière
est celle d'avant la naissance que maintenant tu reconnais déjà
un peu. Ne pleure pas pour avoir quitté le ciel du probable. Une
fois les larmes parties, tu pourras tout de suite remettre les dents dans
tes yeux. Il y aura peut-être un débat dans tes souliers -
qui n'en finit jamais - sur ce que c'est que marcher, dû au fait
que les semelles, toute leur vie durant, gardent les paupières closes
par peur de blesser leur rétine. Pour une fois il faudra aller pieds
nus. Et jamais de la vie, cela ne marchera de cette façon, parce
que de toute façon cela marche toujours.
Jacov
qui essaie d'évoquer
certains poèmes
qu'il ne sait
pas par cœur
Mangeur de verre
Il s'agit là des fragments d'un poème qui en principe devrait être traduit du grec ancien et dont les principaux ingrédients sont le baptême des navires, la description de statues censées les protéger en haute mer, la recherche des corps des noyés à la suite du naufrage et l'évocation de certains rites sacrificiels pour les récupérer.
Y figurent également, parmi des rafales d'orage, bon nombre d'invocations pathétiques du genre : "O toi, Neptune puissant et implacable..." ou bien "O Néréides, filles de Doris, coureuses du Grand Bleu, ramenez nos corps de ce noir et funeste voyage !"
Et on y parle de ces miroirs qui furent attachés, en guise d'amorce, à des lignes de pêche longues parfois de plusieurs kilomètres. Largués en haute mer, ils auraient dû capter les derniers reflets de soleil dans les yeux des noyés dont les paupières, selon la tradition, ne se ferment jamais.
Bizarrement, dans certaines strophes conservées du poème où cette question n'est pas du tout abordée se trouvent des éclats de verre qui d'ailleurs ne proviennent pas d'un miroir, mais probablement de la vitre brisée d'une boulangerie située Cours Vauban.
Le poète, poussé par la quête de l'inspiration, à la suite d'un long entraînement est parvenu à ingérer ces éclats de verre qui jonchent parfois le sol sur son passage. Il a commencé par de tout petits fragments de verre incrustés dans ses croissants, le matin, dans sa baguette, à midi, et ajoutés en guise de décoration à ses salades composées, le soir. Il est ensuite passé à des éclats de verre de dimension de plus en plus importante jusqu'à pouvoir ingérer des parcelles de verre comportant une superficie de plus de deux centimètres carrés.
Le poème en question, une sorte de commémoration, évoque en outre, à profusion, la mer, son ressac, le fouet de ses vagues par gros temps, la submersion, et le périple douloureux des matelots engloutis par les flots et à jamais privés de sépulture.
Toujours en poursuivant son entraînement de mangeur de verre, le poète réussit à développer des prolongements extra-fins à certains os de son squelette, au point de pouvoir se doter derrière sa propre colonne vertébrale de la colonne vertébrale d'un poisson semblable à l'esturgeon, avec toutes ses arêtes et même muni d'une germination de tête d'esturgeon dont le poète salue avec enthousiasme les yeux naissants.
Le matin cependant, assis tranquillement à son bureau, il lui arrive quand même de se demander : Ces yeux-là, en train de se frayer laborieusement un passage vers la surface du visible, vont-ils jamais posséder des paupières ? Ces paupières vont-elles jamais s'ouvrir pour, loin des côtes et des plages, dépister les noyés auxquels l'océan jaloux de sa proie veut à jamais refuser la sépulture ? Vont-elles jamais s'ouvrir pour vérifier, sur un de ces corps en décomposition, à moitié dévoré par les prédateurs des fonds marins, les effets des rites funéraires qui, sur la terre ferme, lui furent consacrés ? Est-ce qu'un poisson pourra jamais réciter face à ce corps les fragments de ce poème très ancien qui lui apporte, en guise de linceul et de tombeau, l'expression du deuil de ses proches ?
Le poète voudrait bien accepter le défi de trouver une réponse à toutes ces questions et le soir même il ose les poser au grand fleuve. Celui-ci lui répond en déposant à ses pieds un miroir tout cassé mais point du tout terni. Le poète, suite à son long entraînement, pense arriver à en ingérer tous les fragments au cours d'une seule séance, dans un restaurant où ses habitudes alimentaires ont fini par ne plus susciter de surprise.
Assis seul à sa table devant son verre de vin et sa carafe d'eau, il s'applique donc à faire passer d'une façon méthodique et calculée les débris de ce miroir à travers son gosier. Cette fois-ci, son corps bientôt commence à trembler très fort, à grelotter comme s'il était saisi d'un grand froid. Des sensations de vertige et des troubles de vision lui font comprendre que les éclats de verre qu'il absorbe là servent directement de nourriture aux yeux naissants de l'esturgeon en formation qu'il porte sur son dos. Car voilà que la tête du poisson s'achève. S'achèvent ses paupières, sa cornée, ses pupilles. En se regardant dans la glace au-dessus du comptoir le poète arrive à en discerner tout l'éclat et la vivacité.
Et l'esturgeon, cet être sorti de ses propres vertèbres, le rassure en lui offrant, en guise de récompense pour ses bons offices nourriciers, la possibilité de regarder à travers ses propres yeux nouveau-nés.
Le poète, rassuré, arrêtant de grelotter, saisit tout de suite l'occasion, avec l'espoir de pouvoir, poursuivant sa recherche à l'intérieur des eaux de l'estuaire, retrouver des strophes et des vers qui manquent au poème en question.
Mais ce qui, dans cette salle de restaurant, se présente à sa vision élargie, se trouve être de nature tout à fait différente. C'est pour la toute première fois qu'il perçoit ces sac à dos que portent quasiment tous les gens sinon dans cette ville, au moins dans cette salle. Et le feu coloré qui brûle dans ces sacs à dos au lieu de représenter une éventuelle menace lui semble plutôt réconfortant. La seule personne qui ne porte pas de sac de ce genre est un garçon de vingt ans, en tenue d'ouvrier, qui, lui, porte un cartable. Sommé de payer son café au bar, il en sort une centrale nucléaire, mais personne ne se voit en mesure de lui rendre la monnaie.
Toujours à travers les yeux de l'esturgeon, le poète voit le jeune homme qui a dû demander du crédit s'éloigner, traverser la ville, toujours son cartable à la main, et longer le fleuve en direction de la mer. Là, quelque part vers le nord, il dépose la centrale nucléaire au bord de l'estuaire où tout de suite elle commence à doucement réchauffer l'eau.
Le poète à l'impression
que ce n'est que maintenant que certains de ces morts millénaires
restés sans sépulture dont parle le poème, au contact
de cette eau doucement réchauffée, réussissent à
doucement fermer les paupières.
Assomption des déportés
Le poème en question parle d'un mouvement qui est plus intense que tout voyage. Il en parle à un moment où ce mouvement est déjà tout proche de son apogée, et à en juger du ton de sa diatribe, il manifeste une très profonde déception, voire un ressentiment.
D'une voix indignée, il pose la question : "Mais justement, en parlant d'apogée, où restent toutes ces fameuses apparitions ? Moi je ne vois rien et n'entends que le sourd cliquetis métallique des nuages de l'Ouest, des strato-cumulus dans le cirque desquels, selon vous, le Cygne devrait faire son entrée. Où s'est fourvoyée cette volaille qui sert de symbole et de clé à tous les mystères du crépuscule ? Pourquoi me fait-on faire tout cet alpinisme forcené si à la fin sur des pics et sommets déserts et glacés, sous des nuages somnolents et taciturnes, il n'y rien à exalter, à glorifier, à entourer des fastes de ma parole ?"
Il incombe alors à moi de rappeler au poème en colère le fait que le Cygne, même s'il avait paru, toutefois ne nous avait jamais adressé la parole, la parole impériale du couchant, la parole du grand bleu, du bleu plus que bleu, celui dont est entouré le grand Bouddha de la fin du temps.
Je fais de mon mieux pour cacher à cet intrépide panégyrique qui a accompagné notre ascension, avide de débiter ses dithyrambes sur les exploits qu'il comptait y témoigner, toute l'âpre vérité.
Ayant monté, à grands efforts de jambes et d'esprit, les escaliers visibles aussi bien qu'invisibles qui devraient nous transporter au-delà de la Grande Porte Occidentale, nous voilà devant cette Porte qui, frustrant notre plus cher espoir, reste fermée. Affamés, sans chaussures, avec les pieds déchirés, tourmentés par la soif, nous voilà confrontés au phénomène inquiétant que toute assomption peut tourner, tout doucement, sans crier gare, en déportation. Car au lieu de l'image et de la voix majestueuses du Cygne du couchant c'est le silence, la solitude et le froid polaire qui nous ont accueillis ; au lieu d'être enveloppés par l'azur réconfortant des vœux exaucés, nous nous voyons soumis au bleu impassible et arctique du Bouddha de la fin du temps. De celui donc qui ne possède aucune des trente-six marques de l'éveil, celui qui n'est pas muni de compassion et qui, une fois enveloppé par la nuit, en garde la couleur, un noir impénétrable et glacial.
Nous voilà donc à 19 000 mètres de hauteur, plus haut que les lignes de vol des avions supersoniques, grelottant de froid tout en haut des escaliers invisibles, nus et démunis face à ce Bouddha sans merci ; et même dans le miroir de notre conscience, il ne subsiste plus aucune image de nos propres figures, de nos propres corps et de nos propres pensées. Nous voilà sans bouche pour parler d'œil, sans œil pour voir un bras, sans bras pour disposer de mains, sans main pour pouvoir masser nos pieds, sans pieds pour marcher sur le fil ténu du temps. Et même le temps, ce dédale feutré, est sorti de nos entrailles, une fois pour toutes, tel un jet d'urine que le corps éjecte juste avant de mourir. Privés et de bouche et de temps, comment pourrions nous proférer la malédiction solennelle de cet arc-en-ciel dans lequel justement nos corps, voyageurs et bagages à la fois, ne se sont pas transformés ?
Cette malédiction toutefois ne doit pas franchir mes lèvres, vu qu'il me faut à tout prix continuer à rassurer le poème panégyrique qui menace de se tourner en invective, lui confirmer que tout est pour le mieux, qu'il ne va pas tarder à se pointer, le grand Cygne du Couchant, que c'est normal qu'une petite étape d'angoisse précède l'épiphanie tant désirée de la gloire et des délices de l'éternité.
De ces déboires à l'Ouest j'arrive à tirer la conclusion suivante :
Si jamais on nous accorde le retour et si un jour nous prenons notre envol vers le Sud - comme c'est bien notre projet - aucun poème n'aura le droit de nous accompagner. En silence, sans témoins, mais équipés de tous les atouts techniques les plus sophistiqués des explorateurs d'aujourd'hui, nous allons choisir pour catapulte la mer sage et rangée qui baigne les pieds de l'Europe. Aidée par les grands courants atmosphériques, elle va nous projeter jusqu'à l'orée du tunnel du Temps Coagulé. En signe de soumission et de confiance, nous posons la main droite entre les gencives de la Mère L'Araignée qui en garde l'entrée. La main, restée intacte lorsque nous la retirons, se sera cependant couverte d'un poil noirâtre. Une fois le tunnel traversé, nous voilà aux pieds de la Grande Porte Australe dont les deux gardiens ancestraux revêtent la forme de crocodiles. Oui, on nous avait bien décrit ce léger sourire d'ironie sur leurs bouches impassibles. Notre chemin, on nous en a bien avertis, est obligé de passer par leurs mâchoires. Mais comment résoudre, hélas, le conflit entre la joie de la découverte et la crainte d'être dévoré ?
Or il est inscrit dans nos gènes que, une fois qu'une telle rencontre aura eu lieu, les dents des gardiens sempiternels de la Porte Australe ne pourront pas plus nous blesser que les gencives de grande Mère L'Araignée. Malheureusement nos corps, trop éloignés de leur origine immémoriale, ne se souviennent plus de cette inscription. Ils refusent de mettre à bas ces armes que sont leurs bombes à oxygène, leurs combinaisons pressurisées et tous leurs nombreux outils de survie.
Nos corps donc, voyageurs et bagages à la fois, hésitent définitivement à oser le grand saut dans ces dentitions rutilantes qui à la fois nous promettent et nous barrent le passage. Et ce qui nous fait hésiter le plus, c'est la crainte de nous retrouver, une fois l'épreuve cruciale du déchirement subie, seuls avec ce Bouddha Noir et impassible qui peut-être s'est emparé des quatre points cardinaux.
Est-ce que nous nous serions trompés dans notre choix d'un Dieu ? Et pourquoi ne pas avoir osé inviter pour notre envol vers le Sud au moins une toute petite élégie, une brève strophe de chant funèbre ou quelques couplets d'une plainte d'amour déchirante ?
Si jamais notre retour de la Porte
Australe peut se faire sous une forme autre que ne l'est la chute vertigineuse
et mortifère vers la terre, il nous faudra, avant tout départ
ultérieur, compulser à nouveau le grand et vénérable
catalogue exhaustif des Dieux, des Êtres Suprêmes, des Trinités
Sacrées, des Baals et des Bouddhas, des Olympiens et des Démons
Tout-puissants. N'y aurait-il pas, sous les rubriques plaine, horizontalité,
sol terrestre, plage, niveau de mer, derrière un portillon automatique,
un être céleste pour étancher notre soif d'absolu ?
Le lieu où Jacov a prêté serment
Pareil aux tout petits enfants qui boivent de tout, sans se soucier des saletés ni des microbes, parfois il arrive à Jacov de boire l'eau stagnante qui se trouve tout au fond des trous de mémoire, là où fait surface la nappe phréatique de l'oubli. S'il boit de cette eau-là, il se souvient du lieu où il a prêté serment, à l'âge d'un an.
On lui dit que ce n'est pas possible. Mais oui, il faut insister, car il le reconnaît toujours, ce serment-là. Il est ami du robinet, de l'arrosoir, de la cruche sur l'étagère, des tuyaux d'arrosage, des sources, du fleuve, de la pluie et de toutes les fuites d'eau, même dans la chambre à coucher. Et il est ennemi des prises de courant, de toutes choses électriques et électroniques, des interrupteurs, des fils à trois phases, des ampèremètres, des piles sèches, du disjoncteur et des plombs fusibles.
C'est un serment en forme d'escalier qui mène vers un grenier rempli par une cohue de mauvais souvenirs, voire de cauchemars et des vœux correspondants de ne plus jamais en refaire, par exemple de ne plus jamais recommencer cela : mettre dans des trains les victimes, les numéroter, cataloguer, annihiler, puis organiser autre chose, avec ces trains, avec ces numéros.
En haut de l'escalier il y avait surtout sa mère qui disait : "Ferme les yeux ! Ferme-les !"
Mais les yeux dont il s'agissait, ce n'étaient pas les deux boules liquides au-dessous du front, dans la tête, mais des choses voyantes - en même temps que vues - de partout. Même dans le 'fermer' de cette injonction 'Ferme tes yeux !', il y avait du voir. Dans ce 'voir', il y avait de l'être. Dans cet 'être', il y avait du dieu. Dans ce 'dieu', il y avait du non-moi. Dans ce 'non-moi', il y avait du sable jaune, vert, ocre, bleu, bleu marine, azur, cobalt. Et Jacov réclamait de l'eau, pour pétrir et masser ce sable, pour en faire une pâte bonne à appliquer sur tout le corps en guise de vêtement et de coque protectrice, mais surtout pour en faire une pâte à modeler la mémoire.
Selon sa mère ce 'voir' est une sorte de mauvais temps qu'il fait à l'intérieur du corps, vite chassé par la lumière électrique.
Mais que l'électricité, ce sont des loups et des louves en train de férocement s'accoupler dans la coupole d'une gare, le bébé le savait déjà. Comme il savait qu'il n'y a aucun mot dans aucune langue pour désigner ce 'voir', pas même le mot 'drish' en sanscrit.
"Raj brahmanam pashyati". - Mais est-ce que le roi voit vraiment le brahmane, qui sans incliner la tête, figé dans son orgueil, les pieds mouillés par l'eau du Gange, semble mépriser sa majesté ? Ce brahmane qui lui voit déjà l'éléphant enragé, mais cet éléphant n'est pas encore là.
"Tartar gladit na swjastshénnikom w zerkwjé."
Mais ce tartare, dans la sombre nef de cette église de village au bord du Don, arrive-t-il, flèche en joue, à vraiment discerner dans la fumée et les débris de la toiture embrasée, le prêtre tremblant qui se blottit contre l'autel, désespérant même de son sauveur dans cette dernière angoisse ?
"Naljorpa tongpanyid thong pa ré."
Mais quelle est la vraie nature de cette 'vue' que le yogi, pauvre vieillard en loques, à demi mangé par la vermine qui pullule dans ses cheveux et sa barbe ébouriffée, dans une grotte dans les rochers près de Tri med œd kar, proclame avoir obtenu sur la vacuité de tous les phénomènes, en tenant les yeux fermés ?
Pour voir il faut prêter serment.
Fraîchement nés, pas même encore sevrés, entre le biberon et les linges sales, les bébés ont tendance à le savoir encore.
Mais sa mère bien malgré elle a fini par convaincre Jacov, en chantonnant, qu'il ne s'agit pas du tout de cela.
Le piano à queue a été transporté dans la cour intérieure, côté jardin.
La femme qui donnait les leçons de musique, on est venu la chercher. La sonnerie l'a avertie. C'est la même pour les pianistes et les autres.
Elle a rejoint ceux qui dans le froid, déportés, pensaient aux entrailles de leur propre mère, aux entrailles de leurs arrière-petits-enfants non encore nés et qui ne naîtront jamais.
La mémoire ne comporte pas de compartiments ni de cloisons ; c'est la même aussi bien pour les enfants que pour les parents.
Elle le faisait comprendre donc que c'était leur histoire à eux, 'eux' étant de nombreux moi reliés très fortement entre eux par des filaments, des tendons, des artères, des conduits trachéens, des liens de sang, des comptes en banque, des filets de salive saumâtre, gluante, puis séchée, puis essuyée ; liés entre eux par des bretelles, des lacets de chaussures, des miettes de pain disposées en forme de lettres, des tracés marron de crème caramel, puis aussi par la mort, par cette mort-là, derrière l'horizon du voir.
Quand Jacov avait six mois, c'était sa mère qui chantonnait comme ça, que la mort c'est l'aérodrome des choses invisibles, mais les avions ne s'y posent jamais sans, bien sûr, disparaître. Avec celui du lait Jacov avait encore dans la bouche le goût de l'espace, celui du millimètre qui se fait kilomètre, mais toc, silence, téter le sein, devoir de bébé envers la mère qui chantonnait l'oubli. Oublier que l'électricité, c'est jaune et rouge. Que ce sont des loups et des louves cherchant férocement à s'accoupler là-haut, dans la coupole des gares.
Le brahmane, en refusant de parler au roi, voyait déjà venir cet éléphant enragé qui la nuit allait écraser les cabanes du village.
Le yogi dirait que dans ce cercle-là, le silence du brahmane, la rage de l'éléphant, les cabanes, le village, la mort des habitants pendant la nuit, tout est vide et lumineux.
Il enseigne au prêtre que la flèche du Tartare ne traverse pas vraiment son corps, bien qu'elle frôle ce chat endormi qu'est la mort, et que ce chat se réveille.
Ferme tes yeux, Jacov, elle lui disait, sa mère. On ne doit pas, on ne peut pas, lui disait-elle aussi, porter le deuil pour les morts des autres, pour le non-papa, la non-maman, le non-frère, la non-sœur, pour les disparus des autres. Le deuil, elle disait, ce n'est pas une friandise dont on peut impunément se gaver.
Puis, elle décidait de mettre
de la lumière électrique partout. Elle avait bien constaté
que les serments, ça aime le noir.
Sinaida
Il traverse les rues grises de Minsk sans se faire remarquer, ce poème-là que certains, par temps de guerre, pourraient qualifier de défaitiste.
Il traverse Bolschaja Gora, Ekatérinogorsk, Selo Maloje, Stalinowo, Smirni Kraj. Il traverse aussi le croassement des essaims de corbeaux dans les champs de tournesols, et des tramways dans les banlieues de Woronesh, grinçant sous la pluie. Dans son parcours clandestin il frôle autant de pis de vaches, en matinée, que d'oreilles humaines, le soir, dans les isbas des tractoristes et des kolchosniks.
Le poème atteint la frontière de la Pologne sans avoir été traduit en polonais.
W poslednjei shostokosti jest besdonnost njeshnosti.
Se heurtant à trop de barrières lui encombrant la voie de terre, le poème choisit de se confier aux flots de la mer baltique, salée déjà par la sueur de navires surchargés et la présence menaçante de sous-marins d'espionnage.
Toujours sans se faire remarquer, le poème sait s'introduire sur le territoire de l'Allemagne pendant la période la plus sauvage dans l'histoire de ce pays-là, et cela malgré ce vers qui dit
Tebja privjestvuju - moje porashenie.
Je te souhaite la bienvenue, o ma défaite.
Là, près de la capitale, le poème se trouve tout-à-coup pris dans une enveloppe, cachetée, portant le tampon rouge GEHEIM, SECRET, et classé parmi des dossiers jugés d'importance, dans un bureau souterrain, bien à l'abri des bombes.
Un officier allemand de contre-espionnage s'attèle à la tâche ardue de décrypter ces quelques phrases versifiées. En temps de guerre, qui sait ce que de simples poèmes peuvent receler de monstrueux ou d'explosif ? Or, de sa lecture, le traducteur et décrypteur retient, dans son abri bétonné situé à l'est de Berlin, plusieurs hypothèses, dont la première est celle-ci :
Que les suppliciés, un jour, vont revenir vers leurs bourreaux pour leur offrir des myosotis.
Deuxième hypothèse : Les suppliciés, un jour très lointain, vont revenir vers leurs bourreaux pour leur offrir des pervenches et des nénuphars jaunes.
Troisième hypothèse : Après le supplice, une fois les tourments finis et la victime expirée dans les affres, il n'y aura plus jamais de contact entre la personne du bourreau et l'être supplicié.
Quatrième hypothèse : Il n'y a jamais eu, même à l'instant de la torture ou de la mise à mort, de véritable contact par lequel le bourreau ait pu toucher la victime et qui pourrait servir de lien pour ramener, un jour même très lointain, celle-ci vers celui-là.
Cette dernière hypothèse est écartée aussitôt, pour cette raison bizarre que l'officier se souvient d'une poignée de pommes qui, un été sur une plage de la Mer Baltique, sont tombées à l'eau de la poche de son enfant, un garçon de sept ans.
"Au fond de la plus extrême cruauté il y a un abîme de tendresse," voici ce que dit cette phrase russe dans une première version, mais est-ce que j'ai bien compris, se demande l'officier ?
Je me souviens aussi, se dit-il, du corbeau qui est sorti des flammes du bûcher et de l'étincelle de feu qu'il emporta dans son ventre pour pouvoir fendre la voûte impassible du ciel que même le tout dernier et plus horrible cri de la victime n'avait su fendre, ni même, pendant les tout derniers tours de la roue, son silence qui précédait l'évanouissement. Et je me souviens également que plus tard, un jour lointain, ce seront des passiflores qui me seront offerts par ces femmes dont les corps ont été broyés. Je me souviens que l'eau du Don coule même en dehors des frontières de la Russie. Il coule dans mes chaussures et dans le pain que je mange, dans les trains, dans les bus, dans les trams à l'apparence si allemande mais qui sont au fond les tramways universels de la voie lactée.
Dans cette eau boueuse je lis des noms de femmes.
Et je me souviens des piles de documents qui prouvaient la culpabilité de ces femmes, de leur race, de leurs œuvres ; et aussi du code pénal de l'époque et de ce corbeau qui sous forme de poème russe m'a suivi jusqu'ici de son croassement protecteur qui ne veut pas que je meure impuni, ou même que je meure, tout court.
Svjesd , c'était un nom. Yarka, c'était un nom. Sinaida, c'était un autre nom encore. Des passiflores pour une tombe, je m'en souviens. Dans les tombes, chose inouïe, le soleil ne se lève jamais.
Entre les boîtes à mémoire
en forme de crâne sont tendues des cordes à linge pour attacher
les souvenir errants, apatrides, sans famille, dont personne ne veut plus.
Ceux d'un officier allemand lisant les poésies de Sinaida Gippius
en temps de guerre. Souvenir qui a lieu dans la rue du 144ème régiment
d'infanterie qui est bordée de deux rangées de basses maisons
dont les toits légèrement en pente sont couverts de tuiles
d'un rouge fort usé. Un chat y promène sa vue suraiguë,
descend dans la rue par l'escalier du laurier rose pour frôler les
effluves de thym et de lavande que dégage un jardinet en face de
l'ancien Couvent des Minimes. Treize heures quarante-deux. En même
temps, c'est la nuit des temps, et elle tourne, elle tourne, la grande
roue, la noria du devenir, brassant tout: l'avenue du 144e régiment
d'infanterie, le chat empruntant l'escalier du laurier rose, cette question
"T'as fini ton petit déjeuner, Christine" répercutée
par les murs de l'ancien Couvent des Minimes, les tartares apparaissant
dans la steppe juste avant l'aube, suivi des chars Pk 1, Pk 2 et Tigre,
suivis à leur tour par de très puissants chars T 34 suivis,
eux, par contre, par l'image de femmes rassemblées dans un hangar,
cherchant des noms de fleurs.
Zoom sur le poème
Le poème menacé par le téléobjectif, mais surtout par le zoom, se trouve acculé au mur d'un immeuble, probablement d'un entrepôt à l'abandon. Il lui manque une strophe déjà, dans les strophes conservées, il y manque des syllabes; dans certaines de ces syllabes, il y manque des lettres. Très souvent, les rimes font défaut ou ne sont pas pures. Ce poème qui en a vu de toutes les couleurs a l'air d'un prisonnier de guerre qui s'est évadé, qui a traversé 3260 kilomètres de distance dans sa fuite, et l'espace autour de lui semble toujours porter l'empreinte des barbelés, des miradors avec leurs phares et des mitraillettes braquées sur son corps frêle et grelottant.
Ce poème, qui au bout de sa fuite aussi bien qu'au bout de ses forces se voit confronté par cette nouvelle menace, celle d'être pris en photo, qu'est-ce qu'il dit ?
"Si j'avais 133 corps, ce serait bien.
Si j'avais 266 mains non pas pour contrôler le monde mais pour le caresser, ce serait bien.
Si j'avais trois têtes pour me coiffer d'un shako, d'un casque d'acier et d'un képi blanc, ce serait bien.
Si j'avais 23 cœurs pour toujours gagner au poker de l'amour ce serait bien.
Si j'avais des boyaux de cuivre, immenses comme la mère- galaxie pour dans leurs prairies faire paître les buffles en paix, ce serait bien.
Si j'avais 108 langues dans mes 11 bouches pour pouvoir expliquer à cet imbécile de photographe la présence de la lumière primordiale dans toute chose qui ne peut se capter par aucun instrument, ce serait bien.
Si j'avais dans le dédale flamboyant de mes multiples têtes au moins trois langues humaines infinies pour pouvoir moi-même de l'infini me traduire en infini, automatiquement, directement, infiniment, ce serait bien.
Si j'avais sept jambes pour pouvoir asséner plus rapidement et plus efficacement les coups de pied nécessaires à cette personne là, devant moi, qui est en train de me retranscrire et de m'emprisonner à nouveau en braquant, dans le mirador de sa tête, la mitraillette de son stylo sur moi, ce serait bien.
Car c'est qui, cet inconnu, qui veut me transporter de cette sphère où je n'existais pas et pourtant j'étais bien, dans cette autre sphère où j'existe et vais être photographié ? - Toute existence est rouge, rutilante, en feu, et tu en auras mille si tout de suite tu ne dis pas: zéro ! Mais avoir mille existences, ce n'est pas bien.
Pourquoi cet inconnu me transporte-t-il du russe, où pourtant je n'ai jamais existé, à travers sa pauvre conscience d'allemand vers cette langue occidentale, trop occidentale où il n'y a pas de mot pour la mère-galaxie, ce qui n'est pas bien du tout ?
Avec son petit stylo piteux, sous le phare de sa bonne volonté, il veut me transporter des profondeurs de la steppe de l'inconnu dans l'œcuménisme fade et sordide du commun et du connu, dans tout ce qui est courant et compréhensible pour se servir de moi comme de son œil.
Mais justement, des yeux j'en ai zéro, et si j'avais un nom, ce qui n'est pas le cas, ce serait justement slepost', aveuglement, et ce nom-là, je ne le partagerais avec personne.
Donc celui qui m'écrit pour faire de moi le porte-voix de sa quête de lumière, il n'écrira rien.
Même du russe je me retire, vers les langues des nomades au- delà de l'Oural, les ouzbeks, les Toungouses, les Kalmouks, des gens de Touva.
J'ai mal aux strophes que me sont restées et que cet inconnu, cet étranger perd son temps à vouloir restaurer. Ils me font mal, ces vers piteux aux rimes laborieuses, où toute musique, mais vraiment toute, a péri d'une mort lamentable.
Si encore j'avais 13000 mémoires pour comparer mon destin à tous les destins, ce serait bien.
Mais voici que j'ai zéro mémoire,
zéro bras, zéro main, zéro bouche, moins 23 cœurs,
moins 108 langues; et celui qui d'une façon si acharnée s'efforce
de m'écrire, je vais le traverser sans laisser aucune trace."
Kitesh-Grad
Le poème sur Kitesh-grad, le voilà, courbaturé, les reins cassés, près de sa propre fin.
Pourtant, sur son sol natal il avait jadis atteint un certain degré de perfection.
Tom torom tom tom: au bruit du tambour il est parti dans les marécages, un matin où la steppe était absolument déserte devant lui; aucun être humain à perte de vue.
Le poème parle, en lettres glagolithiques, de la victoire des douze frères Izbajev sur les Tartares devant la citadelle de Kitesh-grad.
Il parle aussi, évidemment, de l'amour du cadet pour la belle Aglaé Chenstchina, aux yeux vert pâle.
Ici même, aux bords de la Gironde, il évoque cette bataille sur les rives du lac Svetlojar, et on lui dit, à ce poème: douze frères, c'est beaucoup trop. Les tartares, c'est trop daté.
Mais le poème continue à se pavaner dans sa nostalgie d'exilé, impassible, jouissant des douceurs de midi, mais en même temps s'auréolant des lueurs roses et violacées de la steppe au couchant.
Le cliquetis des armes pendant la bataille,
il le fait résonner dans des rimes simples telles que
iskr
svesd
togd
prischl
Mais en même temps - puisque là, devant l'embarcadère vide, personne ne l'écoute et qui écouterait ne comprendrait pas - le poème a le pressentiment très précis de sa propre fin.
D'une terrible blessure un sabre tartare fend le dos du jeune Igor Isbajev. Auparavant déjà, la belle Aglaé, violée, a péri dans les flammes.
A la suite de quoi le poème quitte le rail de la rime et des vers décasyllabes, éreinté au milieu de sa course. Il tourne au gris, blême comme un fantôme qui aurait mal au cœur. A bout de forces il frappe, au son du tambour qui, même dans le souvenir, va se perdant, à la porte du Restaurant 'Le Petit Port' où Claudine est en train de préparer le service du soir.
Elle croit d'abord que le poème a faim et commence donc par lui demander: "Mais qu'est-ce qu'ils mangent, les Tartares, les Mongols, tout ça ? Est-ce que c'est vrai qu'il boivent du sang dans des calottes de crânes humains ? Est-ce qu'il leur arrive vraiment de mettre de la viande crue sous les selles de leurs chevaux ? Et puis, c'était quand ? Ils étaient où ? Je n'étais pas encore née alors, non ?"
A coups de récitations, de déclamations, de raclements de gorge, de hoquets nerveux et d'efforts de ventriloquie produits par le pur désespoir, le poème veut absolument lui expliquer que les douze frères Izbayev ont été immortalisés par lui, là, dans la splendeur indépassable de ses vers qui retentiraient à travers le Cours Vauban - si Claudine n'avait pas rangé le poème tout au bout de la cour intérieure, derrière les conteneurs de verre et de matières plastiques non-putrescibles. C'est donc là qu'il proclame, dans un dernier paroxysme d'exaltation, les 143 syllabes appuyées par autant de points d'exclamation qui constituent son envoi et en même temps le pansement de la terrible blessure, béante, éternellement sanglante, infligée au jeune Igor Isbayev dans un guet-apens par les tartares.
Claudine depuis longtemps n'écoute
plus. Le Restaurant n'a pas encore ouvert ses portes. Face à l'embarcadère
l'espace est vide. Les tartares n'apparaissent plus. Avant sept heures
ils seront, ainsi que le poème, complètement ensevelis par
l'oubli et la nuit.